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L'Institut de la Mémoire Européenne
LA NOTION DE LA NATION A L'EST ET A L'OUEST
Georges Prévélakis
Pendant la guerre froide, on considérait le nationalisme comme
un phénomène qui appartenait plus au passé qu'au présent. L'idéologie
communiste avait remplacé la solidarité nationale par la solidarité
de classe, même si la guerre contre l'Allemagne nazie a été menée
sur la base du patriotisme russe bien plus que sur celle du communisme
soviétique. A l'Ouest aussi, le libéralisme mettait l'accent sur
le facteur économique et tendait à marginaliser le facteur culturel
en matière politique.
Ainsi, la résurgence de conflits nationalistes dans certains pays
ex-communistes, sous la forme de véritables guerres comme en ex-Yougoslavie,
ou sous la forme de tensions avec les minorités, a constitué une
énorme surprise pour les spécialistes des sciences sociales, politiques,
etc. Diverses "théories" ont étés proposées par des chercheurs
ou par des journalistes pour expliquer le fait que le nationalisme
n'était ni mort ni en train de mourir, qu'il s'agissait au contraire
d'une force capable de déstabiliser de régions géopolitiques entières
et de provoquer d'énormes dégâts humains et matériels. La "chape
de plomb" a été un de ces schémas. Le communisme aurait été, selon
cette idée, une sorte de récipient qui aurait gardé les passions
nationalistes enfermées sous haute pression. Une fois le récipient
ouvert, toute la pression accumulée depuis des décennies aurait
conduit à l'explosion dont on voit les résultats en Yougoslavie,
dans le Caucase, etc.
Il est évident que ces "explications" ne conduisent pas loin.
Si le problème est dû à l'influence du communisme (ou à son absence),
comment expliquer la question chypriote qui se caractérise par
tous les "ingrédients" des crises yougoslaves -mais sans le communisme?
Une autre "théorie", complémentaire à celle de la "chape de plomb",
interprète les troubles après la stabilité de la guerre froide
par la culture politique orientale (c'est à dire orthodoxe) qui
serait peu compatible avec la démocratie et plus violente que
la culture politique occidentale. On oublie un peu trop rapidement
les guerres de religion, l'inquisition, l'expulsion des musulmans
et des juifs de l'Espagne catholique (on parlerait aujourd'hui
de nettoyage ethnique) ou, plus récemment, le fascisme, le nazisme,
l'holocauste. Cette vieille tradition occidentale d'autoritarisme
et de violence devrait inspirer un peu de modestie aux journalistes
et intellectuels. En réalité, la tragédie yougoslave et les grandes
difficultés des pays ex-communistes (et surtout de ceux de tradition
orthodoxe) ont donné libre cours à l'expression d'une xénophobie
occidentale face à cet autre qu'est l'Oriental: orthodoxe, musulman
ou juif 1.
Indépendamment des conditions socio-psychologiques qui expliquent
cette attitude, la difficulté de comprendre les causes profondes
des crises dans les pays ex-communistes est liée en grande partie
à la perception de l'idée de la nation. La nation en Europe occidentale
et en Europe orientale sont deux réalités assez différentes. Les
commentateurs occidentaux interprètent les événements en Europe
orientale en fonction de leur propre expérience, de leur propre
vécu de la nation et du nationalisme. La vision euro-centrique
(dans le sens de l'Europe occidentale) de la nation et du nationalisme
conduit à la déformation de la réalité orientale en ce qui concerne
toute une série de questions, comme les rapports entre religion
et politique, entre langue et politique, les minorités, les enjeux
territoriaux, etc. La conséquence la plus évidente de cette vision
est l'incapacité de comprendre les motivations des acteurs des
drames et d'imaginer que ce qui les pousse vers la guerre est
une volonté dominatrice ou la dictature d'un chef quasi-criminel.
Le point de départ de toute réflexion sur l'Europe est l'Antiquité
gréco-romaine et sa civilisation, qui s'est exprimée dans la tradition
impériale romaine. Ce qu'on oublie souvent est que cette tradition
politique romaine a été préservée beaucoup plus en Orient qu'en
Occident.
En effet, l'empire romain d'Orient se prolonge jusqu'en 1453,
date de la prise de Constantinople par les Ottomans. Les Arabes
et les Turcs appelaient les sujets de cet empire des Romains (rum,
rumi) et pas des Byzantins. Le terme "empire byzantin" a été introduit
en Occident pour suggérer l'idée d'une rupture entre "Byzance"
et l'empire romain (un peu comme en Grèce aujourd'hui, où l'on
appelle les Macédoniens "Skopiens" pour contester l'idée d'une
continuité historique de la République de la Macédoine avec la
Macédoine antique).
La fin de l'empire romain d'Orient ne signifie pas la disparition
de la tradition impériale. Celle-ci se prolonge à travers l'empire
ottoman qui reprend bon nombre de structures et d'habitudes "byzantines".
En fait, jusqu'au début du XIXe siècle, la logique impériale domine,
sans contestation, dans un énorme espace qui va des Balkans jusqu'au
Moyen Orient. Elle se prolonge en dehors de cet espace vers l'empire
russe, héritier lui aussi de bon nombre de traditions romaines,
ainsi qu'en Europe médiane (Autriche) mais sous des formes plus
occidentales.
Ce monde des empires était organisé selon un ensemble d'identités
très éloignées de la logique nationale ou nationaliste. Les plus
fortes références identitaires étaient locales ou régionales.
Les sujets des empires vivaient dans des cadres territoriaux relativement
réduits, surtout en zones de montagne ou d'îles où la géographie
pousse vers l'atomisation de la vie sociale, économique et politique.
Les autres références identitaires étaient beaucoup moins liées
à des espaces bien délimités, à des territoires. Elles se referaient
à des réseaux. Ainsi, la religion constituait un espace de vie
culturelle, sociale et même économique parce qu'elle organisait
en réseaux des communautés dispersées dans l'ensemble de l'empire.
D'autres réseaux rassemblaient des catégories, des groupes ou
des familles dispersés dans l'espace impérial et même au delà.
Parfois, c'était la langue qui constituait l'élément fédérateur,
mais derrière la langue on trouvait d'autres éléments associés
à l'unité d'un groupe dispersé: une certaine place dans la division
du travail, l'appartenance à une des religions, etc. On a ainsi
des phénomènes qui rappellent la notion de la nation. Les Grecs,
les Juifs, les Arméniens étaient les plus structurés parmi ces
groupes ethno-linguistiques et/ou ethno-religieux. Pourtant, nous
sommes bien loin de la nation à l'occidentale!
Ces nations de diaspora n'avaient, jusqu'au XIXe siècle, aucun
projet politique ou territorial. Elles tissaient leurs réseaux
commerciaux, religieux, etc. dans le cadre de grands espaces,
crées et stabilisés par les empires. C'est l'unification de l'espace
économique assurée par le pouvoir impérial qui rendait possibles
leurs activités économiques. Plutôt que de se limiter à des espaces
réduits et "ethniquement" homogènes, les nations de diaspora préféraient
vivre dans des grands espaces au milieu de populations peu capables
de leur faire concurrence. Ainsi, jusqu'au XIXe siècle, l'allégeance
des nations de diaspora envers l'État impérial était sans faille.
De son côté, l'État impérial ne pouvait être que bienveillant
à l'égard de ces nations de diaspora. Le pouvoir impérial avait
comme préoccupation principale la défense et éventuellement l'agrandissement
de son territoire. Pour réaliser ses objectifs militaires, il
avait besoin d'une économie prospère, capable de lui fournir l'argent
nécessaire à ses campagnes militaires. Les nations de diaspora
constituaient un grand atout pour l'économie des empires. Elles
lui apportaient des savoir-faire et une organisation réticulaire
capable d'unifier l'espace économique impérial et de le lier avec
le monde. C'est pour cette raison que la notion de tolérance n'a
aucun sens dans le cadre de l'empire ottoman avant l'apparition
des nationalismes: il n'y avait aucune contradiction entre les
nations des diasporas et la logique impériale.
D'autres formes d'identités existaient aussi, par région, par
catégories, etc. La famille élargie pouvait aussi donner lieu
à des structures réticulaires. Leurs survivances prennent aujourd'hui
la forme de mafias, mais aussi d'autres, moins visibles et critiquables,
comme par exemple celles qui sont derrière le succès de la marine
marchande grecque.
Enfin, le dernier niveau identitaire dans la logique impériale
est l'État lui-même. Il est faux de considérer que l'empire ottoman
n'inspirait aucun sentiment d'allégeance, qu'il n'était qu'un
État oppresseur face auquel la plus grande partie de la population
était hostile. Proche de la vérité au début du XXe siècle, c'est
à dire juste avant la disparition de l'empire, cela est faux en
ce qui concerne d'autres périodes, et surtout celles de l'essor
de l'empire.
Ainsi, les identités dans le cadre de l'empire étaient multiples,
certaines territoriales, d'autres réticulaires, et créaient un
paysage identitaire et culturel d'une extrême complexité et fluidité.
La notion de nation restait vague, mal définie, relativement peu
importante face à d'autres réalités comme la religion, le "genre
de vie" (par exemple celui des pasteurs semi-nomades comme les
Koutzo-valaques) ou la famille.
La situation a évolué de manière tout à fait différente en Europe
occidentale. La disparition du pouvoir impérial à partir du Ve
siècle a ouvert la voie à la création d'une culture politique
nouvelle qui a constitué une réponse des sociétés occidentales
face aux défis de l'instabilité et de l'insécurité. Il s'agit
d'un processus long et pénible qui a conduit à l'apparition de
nations et d'États fondés sur cette notion: les Etats-Nations.
Ainsi, à partir de la situation géopolitique fluide et chaotique
du Moyen-Age occidental se sont peu à peu dégagés deux États qui
ont consolidé leurs territoires à partir d'un pouvoir centralisateur:
la France et l'Angleterre. La création d'un territoire étatique
solide, capable de prolonger son existence pendant plusieurs siècles
donnera lieu à l'apparition de la nation. Ainsi, dans les deux
cas "paradigmatiques" du nationalisme (français et anglais), trois
éléments sont indissociablement liés: l'État, le territoire, la
nation.
Dans le reste de l'Europe, la situation restera longtemps confuse.
L'élément d'unité de ce monde fragmenté en plusieurs souverainetés
personnelles et changeantes sera l'Église. La contestation de
l'Église par la Reforme conduira à la déstabilisation. La guerre
de trente ans a provoqué d'énormes dévastations, des tragédies
à côté desquelles la crise yougoslave aurait l'air d'une plaisanterie.
Les traités de Westphalie en 1648 ont visé à stabiliser ce monde
germanique meurtri. On est ainsi arrivé au principe cujus regius,
ejus religio, par lequel on a déterminé une seule identité (religieuse,
mais cette forme d'identité était alors la principale) pour chaque
entité territoriale, et cela de manière définitive. Ainsi, le
système international moderne a été crée: souveraineté d'États
à territoire fixe et à population homogène. C'est toujours la
même logique qui prédomine: coïncidence de l'État, du territoire
et de la nation.
L'histoire de l'Europe occidentale jusqu'à nos jours n'a fait
que confirmer et renforcer la logique de l'Etat-Nation territorial.
Les Lumières et la révolution française on consolidé le rôle politique
de la nation. La solidarité nationale a permis aux États de l'Europe
occidentale de se libéraliser sans trop craindre la déstabilisation.
La révolution industrielle et le développement du capitalisme
industriel et financier ont été possibles grâce à la cohésion
de l'Etat-Nation territorial occidental. Ainsi, au XIXe siècle,
le modèle politique occidental semblait être la manière la plus
efficace pour la puissance. Par leur force matérielle et le dynamisme
de leur modèle culturel et politique, les Occidentaux commencèrent
à transformer le monde pour le refaire à leur image. Le processus
de modernisation (c'est à dire d'occidentalisation) du monde a
commencé.
L'espace ottoman a constitué une première zone de modernisation.
La Grèce a été le premier Etat-Nation créé à partir de l'espace
ottoman. Le nationalisme grec a servi comme exemple, de manière
positive ou négative, aux autres nationalismes qui n'ont pas tardé
à faire leur apparition: serve, bulgare, roumain, albanais, turc,
macédonien... L'historiographie a été un élément fondamental dans
la construction de ces nouveaux nationalismes. Sa tache a été
d'effacer la différence fondamentale entre nations et nations
en Occident et de créer l'illusion qu'en Orient il y avait toujours
eu en Orient des nations à l'occidentale. Apparus en des temps
éloignés (pendant l'Antiquité ou le Moyen-Age), celles-ci se seraient
"endormies" sous la "chape de plomb" ottomane, pour se réveiller
au XIXe siècle. Ainsi, l'idéologie nationaliste, par une lecture
anachronique de l'histoire, a voulu normaliser à l'occidentale
une réalité orientale bien différente. Elle a ainsi contribué
à la confusion à laquelle on a fait référence au début, c'est
à dire l'idée selon laquelle la réalité nationale en Orient et
en Occident avait et aurait été la même!
Pourtant, entre ces représentations et la situation géopolitique
réelle, il y avait une distance considérable. L'idéal occidental
de la coïncidence entre État, territoire et nation pouvait difficilement
être appliqué dans un espace impérial qui se caractérisait par
le mélange, la superposition et la fluidité des identités et l'imbrication
des populations. C'est cette contradiction fondamentale qui est
à la source de la "balkanisation", de la "question d'Orient",
etc. Dans un contexte géopolitique de puissance écrasante de l'Occident,
aucune solution de compromis entre les deux modèles n'était possible.
Il fallait que la réalité orientale se pliât aux exigences du
modèle occidental. Il fallait départager les peuples, les identités,
les territoires, passer de la "salade de Macédoine" à la mosaïque
du système international westphalien.
Une série de guerres de tous contre tous, de "nettoyages ethniques"
successifs, par des moyens plus ou moins "pacifiques", des opérations
d'homogénéisation culturelle par la répression et par la liquidation
de toute diversité locale, linguistique, etc., ont constitué l'expérience
des peuples d'Orient jusqu'au début de la guerre froide, marquée
par encore un épisode sanglant, la guerre civile grecque. Avec
la guerre froide, le processus de modernisation politique de l'Orient
a été momentanément arrêtée.
Pourquoi ce coup de frein? En grande partie grâce au succès de
l'Union soviétique à résister à la transformation de l'empire
russe en une série d'Etats-Nations. La révolution soviétique a
suivi une stratégie de fuite en avant pour empêcher la modernisation
nationaliste de l'espace russe: elle s'est appuyée sur une idéologie
qui se voulait encore plus moderne que le nationalisme, le communisme.
Son projet a été en réalité encore une tentative de reformer le
système impérial pour assurer sa survie. Il y a eu d'autres tentatives
de ce genre au XIXe siècle, dans l'empire ottoman et dans l'empire
des Habsbourg, mais elles avaient échoué. Le projet soviétique,
beaucoup plus radical, semblait au contraire réussir.
La Yougoslavie de Tito a suivi le même modèle que l'URSS pour
empêcher la confirmation d'un démembrement qui avait déjà été
mis en pratique sous les Allemands pendant la deuxième guerre
mondiale. Ainsi, en URSS et en Yougoslavie, pendant la guerre
froide, on pouvait observer des situations résiduelles de "mélange
ethnique" de l'époque des empires. Tant que le système communiste
(en tant que puissance politique et en tant qu'idéologie) restait
fort, les problèmes ethniques restaient marginaux. Les citoyens
soviétiques ou yougoslaves n'avaient pas le sentiment d'appartenir
à un passé caduque parce qu'ils n'étaient pas nationalistes: bien
au contraire, ils étaient persuadés d'être en avance sur les autres
Européens qui avaient encore du mal à dépasser leurs passions
nationalistes dans leurs efforts pour construire l'Europe de la
C.E.E.
L'effondrement du communisme n'a donc pas été la simple abolition
d'un système répressif qui assurait la maîtrise des passions nationalistes
par la force. Il fut un renversement total de la vision du monde.
Dans un contexte de progrès historique, le communisme n'était
plus supérieur au nationalisme: après la fin de la guerre froide
les communistes ont cessé d'être considérés comme des "progressistes".
Le processus de modernisation qui avait été momentanément arrêté,
pouvait donc reprendre. Il s'agissait d'achever l'oeuvre commencée
par les insurrections dans les Balkans au début du XIXe siècle,
de réaliser le "nettoyage ethnique" des derniers espaces résiduels
de la logique impériale.
On voit ainsi que l'idée quasi-raciste selon laquelle les tragédies
de l'après-guerre ne seraient que les résultats d'un nationalisme
virulent et excessif oriental n'a aucun fondement. Le problème
n'est pas une supposée culture politique orientale différente
(voire inférieure) de la culture politique occidentale. Le problème
se trouve dans les conditions de la modernisation de l'Orient,
c'est à dire dans la rapidité et le caractère inévitablement violent
de la transformation des identités et des territoires. En schématisant
de manière certes abusive, on pourrait dire qu'en Orient, les
peuples ont été contraints à une marche forcée vers la modernisation
et ont ainsi parcouru en moins de deux siècles le chemin que l'Europe
occidentale a traversé un millénaire; d'ailleurs ce millénaire
de l'histoire occidentale n'a pas toujours été semé de fleurs!
Cette présentation rapide ne prétend pas se substituer à un travail
approfondi de ré-interpretation de l'histoire et de la géopolitique
des deux Europe. Son objectif n'est donc pas de construire une
nouvelle théorie pour expliquer les crises de l'après guerre froide.
Son but est plus modestement de montrer combien les interprétations
des media et de certains intellectuels occidentaux peuvent être
prisonnières de toute une série d'a priori. Certains de ces a
priori découlent d'une historiographie au service de la consolidation
des identités nationales et donc peu objective; d'autres sont
liés à une certaine perception de l'"Oriental" par l'Occident,
perception dont les racines se perdent dans les siècles.
1 - Il s'agit de la même xenophobie qui s'est exprimée lors du sommet
de Luxembourg, cette fois pas contre les orthodoxes des Balkans,
mais contre la Turquie - et avec la complicité de la Grèce. |