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L'Institut de la Mémoire Européenne
LE MYTHE DE L'IDENTITÉ NATIONALE
Dr. Ivan COLOVIC
L'identité nationale n'est pas un mythe. Mais, il y a un mythe
de l'identité nationale. Ou plus exactement, il y a des mythes
de l'identité nationale. Ils font partie, et sont une partie importante,
des mythologies politiques développées depuis la création des
nations dans le sens moderne du terme c'est à dire depuis la création
des nations dans le sens moderne du terme , c'est à dire depuis
le début du XIXe siècle. Ces mythes politiques pour une part représentent
une des formes d'expression de l'imaginaire politique et social,
qui s'expriment aussi dans les rituels et cérémonies politique,
tels étendards, blasons, hymnes, emblèmes, dans la poésie et dans
l'art dites patriotiques, dans les manifestations populaires et
sportives, dans les funérailles ou les commémorations des grands
hommes, de nos héros et nos ancêtres.
La mythologie politique, y compris les mythes sur l'identité nationale,
fait l'objet des recherches scientifiques dans le domaine de quelques
sciences de l'homme, notamment de l'histoire politique, de l'anthropologie,
de la sociologie politique dans l'étude de la psychologie de masse.
Certains ouvrages et certains auteurs se sont tout particulièrement
distingués par la qualité et la finesse de la réflexion sur la
mythologie du nationalisme. Je citerai ici seulement les noms
d'Eric Hobsaum, d'Ernest Gellner, d'Antony Smyth, d'Etienne Balibar,
de Raoul Girardet, d'Ulrich Bielefeld, de Philippe Lacoue-Labarthe,
de Jean-Luc Nancy, de Claude Lefort, de Slovoj Æiæek, et d'Ivo
ÆaniÊ.
Pourtant, mon intention ici n'est pas de vous proposer un résumé
des différentes recherches et réflexions sur les mythes de l'identité
nationale. Je ne vais pas, non plus, vous présenter les résultats
de mes propres essais d'étude de ce sujet, bien qu'il apparaît
chez nous en Serbie et dans d'autres pays de la région.
Pour cette occasion, j'ai choisi de vous donner deux ou trois
exemples de modes de construction et de fonctionnement du mythe
de l'identité nationale dans le texte, c'est à dire dans le discours.
Ces exemples sont tiré de la presse.
Voici le premier : Le directeur d'une sucrerie, a publié dans un quotidien un article
sur la situation dans l'économie de son pays, qui commence par
cette phrase :"Après tout ce qui nous est arrivé, et que peut-être nous aurions
pu éviter, nous sommes maintenant dans la situation de décider
seul de notre sort, ce qui devrait nous donner une motivation
supplémentaire dans nos efforts pour trouver notre propre voie
de sortie de la crise et de nous intégrer dans l'économie européenne".
De qui relève ici le pronom "nous", qui dans la phrase citée apparaît huit fois et lui donne son
rythme incantatoire. Au nom de quelle pluralité parle notre directeur
?
A qui est arrivé ce qui aurait été préférable d'éviter ? L'énigme
se résout bientôt. La suite de l'article montre que son auteur
ne parle pas au nom de son usine, pas plus qu'au nom de l'industrie
du sucre, ni même au nom de toute l'économie de son pays. Le nous qui est ici est encore plus grand. C'est un "nous" national.
Pour que ce "nous" national apparaît, il lui suffit d'une simple opposition.
En effet, dans la grammaire très maigre du discours nationaliste
identitaire le nous se trouve opposé à un ils ou un eux. Le ils est l'article réservé aux sujets extra-muros de notre communauté
nationale, aux étrangers. Ces étrangers, il y en a ici deux groupes
: les voisins, et les autres. Pour ce qui concerne les premiers,
l'auteur de l'article, et avec lui moi, et nous tous et toutes
intégrés dans le nous national, déclarons : "Ceux avec qui, pendant des années nous avons construit, comme
nous disions jadis, un futur meilleur, ils nous avaient trahis,
bien que nous ayons ensuite réglé nos comptes avec eux". Ceci pour ce qui concerne nos voisins, pour passer aux autres
étrangers, un peu plus éloignés.
Associés par le nous national à monsieur le directeur de la sucrerie et à tous les
autres membres de ma nation, parmi les nations dans le monde, je ferai la distinction
de "nos amis de toujours". Mais je serais en même temps obligé de me rappeler que je suis
aujourd'hui déçu de leur amitié et que désormais, dans la communication
avec eux, je chercherai plutôt mon intérêt. "Nous devrons comprendre", dit notre auteur, "que l'amitié entre les États est directement motivé, et le sera
toujours par l'intérêt national".
Il est important de remarquer qu'ici l'opposition du nous du ils et du eux n'est pas celle dont parlent les linguistes quand ils expliquent
le rôle fondamental de l'opposition en phonétique et en sémantique.
L'opposition de nous et ici de eux n'est pas mise au service de la communication, mais au contraire
au service de l'arrêt de la communication ou du moins au service
de l'exclusion de la partie peut-être la plus importante de la
communication, de la communication avec l'autre, de la communication
ouverte, ou de l'hétéro-communication. Le discours natio-identitaire
se situe dans un espace fermé, il se réduit à l'auto-communication
rituelle.
L'exclusion de l'instance d'autrui, d'ils (d'eux) fonde l'auto-communication nationale, qui commence, qui vie grâce
à cette exclusion. Cela vaut aussi pour l'instance de la première
personne du singulier, de je (de moi). S'il est là, il est destiné à disparaître.
Toujours dans le même exemple, nous pouvons remarquer par quelle
stratagème rhétorique l'auteur de l'article essai d'empêcher l'apparition
du moi du lecteur , et par là de diminuer la possibilité d'un rapport
critique vis a vis des messages qu'il veut véhiculer. Il dissimule
l'intervention du moi, parce que lui même se prive, bien sûr réthoriquement, de son moi et se mets au service d'énonciation des pensées prétendument communes.
Son unique désir, dit-il, est "d'ouvrir la voie de notre pensée et par cela d'éviter des illusions". Donc il y aurait quelque chose comme une pensée nationale, un
grand cerveau de la nation qui penserait à travers des petites
cervelles individuelles, par exemple , celle de monsieur le directeur.
Un autre exemple va nous aider à regarder de près, c'est à dire
dans le texte, comment le mythe de l'identité nationale fonctionne
quand il s'exprime par l'image du corps national. Comme vous verrez,
le nous national est cette fois-ci sortie moins de la grammaire que d'un
fond d'images et de métaphores corporelles.
"Beaucoup de peau a été enlevé de notre dos", se plaint un écrivain, "les os sont nus. Bien qu'on nous avait crucifié comme jadis on
avait fait avec le Christ, nous avons supporté le coup, la substance
est bien sauvée".
Qu'est ce que cela veut dire ? Une lecture "naïve" est quelquefois révélatrice. Ici, nous lisons donc : La peau
nationale a payé le prix pour que l'armature, pour que la substance
nationale survive. Puisque la nation est ici imaginée comme un
organisme vivant, peu importe à qui le sort avait réservé le rôle
de la peau, pourvu que la substance soit sauvée.
Maintenant je passe au dernier exemple qui va nous aider à comprendre
comment le "nous" national, bien que fondé sur l'exclusion d'eux et du moi, puisse s'élargir. En effet, il se déploie dans deux sens. D'un
coté il s'étend dans le passé et tend à englober tous nos ancêtres.
D'autre part, il cherche à s'élargir à partir des affinités religieuses
ou ethnique. Une femme, auteur dramatique explique: "Nous avons besoin de retourner au langage et à la culture de
l'esprit slave qui vit en nous, et qui nous relie avec les temps anciens". Pour mieux servir la cause de cet esprit panslave, elle aussi
offre réthoriquement le sacrifice de son moi, de sa personnalité d'auteur. Puisque les vrais auteurs de ses
ouvrages seraient les ancêtres : Dans ce sens "conclut-elle "je ne me considère pas comme auteur de cette oeuvre. Ce sont les
générations qui ont existé dans le passé et qui maintenant s'expriment
à travers "nous".
Donc nous voyons ici comment dans le mythe natio-identitaire le
malheureux moi, le pronom je, meurt ou du moins se déclare prêt à mourir. On lui réserve ici
deux possibilités : ou de disparaître tout simplement, de se laisser
assimiler par le nous collectif national, ou de rester en vie, mais seulement pour
témoigner sur impossibilité de l'indépendance de l'individu et
sur la réconciliation avec le nous national, qui fait le bonheur de tous les fils prodigues de la
nation.
Quand moi persiste, quand il gène un peu trop, on l'accuse de ne pas être
un vrai moi, mais de présenter un moi faux, un nous masqué. Et ce nous masqué est un nous étranger, ennemi. C'est pourquoi le mythe de l'identité nationale
le je est toujours du mensonge et de la trahison.
Un des paradoxes du mythe de l'identité nationale consiste dans
le fait que la rhétorique identitaire nationaliste s'élève au-dessus
du moi individuel, bien que les sociétés dans lesquelles ce type de rhétorique
est dominant sont en principe caractérisée par la présence des
autocrates gonflés d'égoïsme.
En effet, le seul moi que le mythe de l'identité nationale mette vraiment en cause,
c'est le moi critique.
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