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L'Institut de la Mémoire Européenne
L'ÉGLISE ORTHODOXE DANS LA SOCIETE
POSTCOMMUNISTE EN UKRAINE
Victor ELENSKI
Les populations des pays de l'Europe Centrale et Orientale qui
ont vécu dans les années quatre vingt la chute du communisme les
a tournés tout naturellement vers l'Église. A l'origine d'une
aussi forte augmentation du nombre de fidèles des églises orthodoxes
dans ces pays, est l'espoir des gens de voir leurs problèmes résolus
par l'Église et non pas par des structures officielles, telles
que l'État. Ces problèmes pourront être résolus par des structures
non-officielles dont la plus grande et qui jouit d'une plus grande
notoriété publique et qui est la plus structurée de toutes, c'est
l'Église.
Le sondage populaire effectué en URSS pendant la période précédant
les réformes de Gorbatchev a démontré une chose assez caractéristique
: le pourcentage des gens qui croyaient que la religion pourrait
être utile pour eux-mêmes était trois fois plus petit que celui
des gens qui pensaient que l'Église pourrait être bénéfique à
la société toute entière. Autrement dit, la spécificité du rôle
de l'Église (d'après Pembi) n'a pas été comprise, ni admise par
des sociétés postcommunistes d'aujourd'hui.
La mauvaise compréhension de cette spécificité a été provoquée
par ce qu'on appelle le conflit d'attente, c'est-à-dire un conflit
entre les possibilités réelles de l'Église et les attentes de
la société. L'Église a été très critiquée car on exigeait d'elle
qu'elle se repente à cause de sa collaboration avec les régimes
de Brejnev, Ceaucescu, Jivkov et du renouvellement rapide et radical,
autrement dit après être sortie des débris du totalitarisme, l'Église
et les penseurs de ces pays postcommunistes se sont "serrés la
main" brièvement et sont repartis chacun de leur côté. L'Orthodoxie
ukrainienne s'est retrouvée dans une situation très déplorable.
Je voudrais dire à ceux qui ne le savent pas déjà, que l'Orthodoxie
ukrainienne représente une partie très importante de l'Orthodoxie
mondiale, qu'un sixième des orthodoxes réside en Ukraine et 65%
des populations adultes d'Ukraine déclarent leur attachement à
l'Église et parmi eux plus de 70% appartiennent à l'Église Orthodoxe.
C'est justement l'Église Orthodoxe ukrainienne, ou plutôt les
églises orthodoxes ukrainiennes qui vivent une crise d'identité
très sévère.
Pour une partie de la population orthodoxe de l'Ukraine, cette
Église est d'abord une église ukrainienne, elle n'est orthodoxe
qu'après coup, pour l'autre partie des orthodoxes c'est le contraire.
Cela aboutit à la division de l'Orthodoxie ukrainienne, et cette
division devient de plus en plus profonde. Pour la grande majorité
de la population orthodoxe d'Ukraine, le retour d'hommes forts,
du Protectorat du Patriarcat de Moscou est insupportable et humiliant.
L'autre partie des orthodoxes préfère n'être reconnue par aucune
Église orthodoxe et rester indépendante du Patriarcat de Moscou.
Il est clair que ce conflit entre groupements orthodoxes en Ukraine
que je viens de vous décrire dans ses grandes lignes, est le reflet
d'un contexte plus large : sociopolitique, sociopsychologique
et socioculturel de la conscience nationale.
C'est un conflit de contradictions qui a été refoulé pendant des
dizaines d'années, et même depuis des centaines d'années, et qui
n'a toujours pas été résolu. Ce conflit est à présent évident
, il a créé ce qu'on appelle l'effet de "dominos" : c'est-à-dire,
à la différence d'une société stable où il suffit de localiser
un problème pour pouvoir le résoudre, dans une société de transition,
ces problèmes s'interposent les uns sur les autres, et souvent
ne trouvent pas de solution. En parlant de ces contradictions,
j'aurais voulu vous montrer leur dimension politique (beaucoup
de personnes en ont déjà parlé aujourd'hui). Le changement de
la carte politique de l'Europe a provoqué un conflit au sein de
l'Église. Le désir des églises de ces pays qui ont recouvré leur
indépendance, est d'obtenir à leur tour leur autonomie religieuse.
Je ne dispose pas de suffisamment de temps pour évoquer toute
l'histoire, mais je voudrais vous parler de la création des églises
orthodoxes locales, et nous verrons que tout ne s'est pas déroulé
pour eux de la même façon. Quand l'État est devenu indépendant,
il a commencé par lutter pour l'indépendance de son Église Orthodoxe.
C'est une tradition historique, et on peut dire beaucoup de choses
sur leurs racines, mais je ne me suis pas trompé en disant que
c'est l'État - et non pas l'Église elle-même - qui a mené le combat
pour l'indépendance de celle-ci. Parfois, comme c'est le cas de
l'Église Orthodoxe russe, l'Église elle-même n'y a même pas participé.
Tout a été décidé par le tzar Boris Godounov.
Ainsi le désir des anciennes provinces religieuses de devenir
indépendantes de leur métropole religieuse a provoqué toute une
série de conflits. Ceux-ci ont une coloration ethnique spécifique
et ils représentent une menace de plus pour l'unité de l'Église
Universelle. Un autre problème pour l'Orthodoxie de l'Europe Centrale
et Orientale, c'est la sortie de la clandestinité des églises
catholiques orientales. En parlant d'Ukraine, la plus grande de
toutes les églises catholiques orientales est Église Grecque Catholique
d'Ukraine avec une caste de cinq millions. Vous vous souvenez
certainement que cette église était interdite en 1946 par les
autorités soviétiques, mais elle n'a pas été complètement détruite,
ni absorbé par les orthodoxes. Ces derniers ne pouvaient pas,
et ils ne peuvent toujours pas admettre la présence en Ukraine
occidentale d'une très puissante communauté grecque catholique.
Les Grecs catholiques sortis glorieux de leur clandestinité vers
la fin des années 80 et au début des années 90 ont été étonnés
de trouver dans cette région (qui était jusqu'à la Deuxième guerre
mondiale presque entièrement uniate) une communauté si unie et
si puissante. La responsabilité de ce conflit doit être partagée
entre deux parties. Il a déjà dépassé son stade le plus critique,
mais il est encore très loin de sa solution. Plus de quatre cents
localités subissent ce conflit entre orthodoxes et catholiques.
Dans ces conditions, les rencontres entre catholiques et orthodoxes
perdent tout leur intérêt. La situation exige ce qu'on appelle
"le retour à l'état d'équilibre". Les sociologues qui étudient
ces conflits sur les territoires de l'ex- Union Soviétique, sont
arrivés à une conclusion très intéressante à mon avis : à un certain
stade du conflit, les protagonistes ne peuvent plus supporter
davantage de tension, en expliquant plus simplement, une offense
verbale faite au début du conflit est ressenti plus fortement
qu'un coup de feu ou qu'un carnage aux autres stades du conflit.
La solution des situations conflictuelles exige le retour à l'état
d'équilibre et le développement du conflit dans le sens inverse.
Le conflit entre les orthodoxes et les catholiques est une source
très importante, mais pas unique, qui nourrit l'anticatholicisme
et nuit à l'unification de l'Église dans l'Orthodoxie. On peut
dire qu'il nourrit la xénophobie, la vraie phobie d'ouverture,
des moindres changements. Je pense que cette phobie représente
un grand danger pour l'Orthodoxie. On peut trouver la solution
à ce problème dans le débat des deux théologies. La première théologie
est celle pour laquelle ses propres limites confessionnelles représentent
le centre de son identité. La seconde, je l'appellerais "théologie
foetale" car elle n'a pas été développée, et n'a pas de réponse
aux questions actuelles mais elle sait parfaitement bien qu'après
l'holocauste et le goulag, elle ne peut pas utiliser le langage
archaïque de l'Église, ou comme a dit Dimitri Ponkoffer, elle
ne peut pas utiliser le jargon de l'Église.
Pour l'instant on voit mieux le résultat de l'action de la théologie
qui provoque l'isolement et l'antioecuménisme. Ce dernier est
devenu une règle pour beaucoup de prêtres en Ukraine, et un signe
de l'Orthodoxie. Bien sûr, en grande partie, c'est l'héritage
du communisme. A l'époque, l'Union Soviétique a écrasé l'union
des Églises, et lui a imposé ses solutions, et ses points de vue
sur les événements dans le monde. Les représentants de la hiérarchie
qui revenaient de l'Union Soviétique étaient inquiets au sujet
des missiles de croisière aéroportés, et disaient que cela touchait
leur conscience religieuse. En même temps cette conscience religieuse
n'a pas été sensibilisé par des faits multiples (au nombre de
mille ou dix mille), des infractions aux droits de l'homme en
Union Soviétique. L'Église elle-même est également responsable
de la perte de l'unité des Églises, de la tension qui est venue
à la place. Ce qui a obligé le grand Vladimir Soloviov à étudier
pendant huit ans les questions de l'unité chrétienne et les contradictions
entre le christianisme occidental et oriental. Après ces années
d'étude, il est arrivé à la conclusion suivante : le fossé qui
existe entre notre Église et l'Église occidentale n'a pas été
creusé par Dieu mais par nous. La séparation des églises est une
tolérance de Dieu et non pas sa volonté. Je pense que la question
de principe qui pourrait déterminer la place de l'Orthodoxie dans
le monde postcommuniste, après la chute du mur de Berlin, est
la suivante : "En quoi consiste les changements religieux dans
le monde postcommuniste, et quel est le résultat de cette expérience
qui a duré des dizaines d'années ? Est-ce qu'on peut exterminer
la piété par la force ? Si la croyance ou la piété ne peut pas
être exterminée par la force, est-ce que c'est le résultat de
l'éducation ou un trait de la nature humaine ?"
Pour répondre à ces questions, je ne peux pas vous proposer une
large analyse. Je veux vous dire que des sociologues d'Ukraine
et de la plupart des centres européens n'ont pas pu trouver de
données sérieuses pour prouver que les changements politiques
ici, ont provoqué l'envie de retrouver Dieu. Je veux vous dire
que la notion qu'on peut rencontrer, et pas seulement en Union
Soviétique, mais également en Occident, au sujet du niveau de
croyance dans les pays communistes, n'est pas adéquate à la situation.
Je vous citerai un exemple : "en 1985,l'année des débuts des réformes
de Gorbatchev, l'Église catholique de la Hollande a baptisé 26%
de nouveaux nés, la même année l'Église Orthodoxe a baptisé également
26% de nouveaux nés. Je pense qu'il est inutile d'expliquer la
différence de situation entre l'Ukraine et la Hollande. Les statistiques
citées concernant l'Ukraine sont largement minimisées. On ne peut
pas dire que les changements politiques aient provoqué un changement
sensible dans la croyance des populations et l'attirance vers
Dieu comme l'a écrit Otto. Mais on peut dire que les changements
se concentrent là où la religion devient un facteur politique,
technique et culturel de l'organisation.
Un détail enfin : "la présence ou l'absence, dans le formulaire
sociologique, de la question sur l'appartenance de l'Église d'Ukraine
au Patriarcat de Moscou change d'une manière radicale l'attitude
des gens qui sont interrogés sur cette question". Autrement dit,
pour la majorité des gens qui se considèrent comme des orthodoxes,
la déclaration de leur orthodoxie n'est pas un acte religieux
réfléchi, mais une identification culturelle et ethnique. |