"Identité, Etat, Religion et Laïcité en Europe après la chute du mur de Berlin"
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LES INTELLECTUELS FACE A LA TENTATION POPULISTE DE DROITE EN EUROPE ET LE RETOUR DU NATIONALISME

Patrick MOREAU

 

La montée en puissance du Parti Libéral Autrichien (FPÖ), qui est actuellement la formation nationaliste et populiste de droite enregistrant les succès électoraux les plus nets en Europe de l'Ouest est un nouveau signal des changements structurels affectant le système traditionnel des partis dans de nombreuses démocraties. Il est aussi le signe évident des difficultés pour les intellectuels démocrates de réagir devant la montée d'un nationalisme et d'un populisme - certes différents de ceux du début du XX ème siècle - mais restant pour reprendre une formule célèbre, le plus court chemin du particularisme à la barbarie.

Il convient en effet en cette fin de siècle de ne pas sous-estimer les effets politiques et comportementaux sur les sociétés européennes de la percée électorales des partis de la droite extrémiste national populistes : le Vlaams Blok (VB) et le Front National en Belgique (FNB), le Front National en France (FN), l'Alleanza Nationale ( MSI/AN) et la Lega Nord en Italie, le FPÖ en Autriche, la liste pourrait être étendue à la Suisse au Danemark, à la Suède, qui sont devenus ses acteurs plus ou moins incontournables, du système politique et mordent avec entrain sur l'électorat de l'ensemble des partis démocratiques. Les effets internationaux de ces percées électorales sont encore limités, mais réels. La droite extrême et les électeurs tentés par un tel choix savent que leur voix ne sont plus perdues et qu'une "eurodroite"- partiellement installée au parlement européen - est en train de naître par delà les divisions organisationnelles, les différents types d'ancrages sociaux ou historiques et la diversité des références idéologiques1.

En Allemagne, en Autriche ou en Belgique ... les partis et leaders populistes extrémistes sont devenus attractifs pour les électeurs2, parce qu'ils abordent dans leurs propagande des sujets délaissés trop longtemps, si l'on en croit les sondages par les grandes formations démocratiques. Parmi les thèmes mobilisateurs pour l'extrême droite populiste: l'américanisation des grandes villes avec l'apparition des ghettos, de gangs et d'une criminalité de plus en plus présente, les menaces écologiques, le recul des langues nationales, la "décadence" des moeurs et la crise de la cellule familiale, l'expansion des mafia internationales, l'arrivée massive et incontrôlée d'étrangers en provenance d'Europe de l'Est et des pays du Tiers Monde, la multiplication qu'elle entraîne des problèmes d'intégration sociale et de financement de cette immigration (retraites, système de santé, éducation ...). D'un autre côté la modernisation des sociétés et la mobilité accrue exigée des acteurs économiques, la mondialisation des échanges et des interactions économiques et décisionnelles inquiètent. Dans le cas de la construction européenne, nombreux sont les européens qui craignent un renforcement de la bureaucratisation centralisatrice, la déstabilisation économique de branches industrielles entières et des régions qui en dépendent, la disparition des monnaies nationales, ainsi que la réduction des prestations sociales au niveau le plus bas des partenaires européens.

Certaines de ces craintes sont, de toute évidence, non fondées, d'autres malheureusement le sont. Globalement, les partis démocratiques, mais aussi et surtout les intellectuels , quelques soient leurs familles de pensée, ne sont pas actuellement en mesure de répondre, clairement et systématiquement aux interrogations posées - ceci parce que les défis à relever ne sont pas complètement formulés : le devenir des pays de l'Est par exemple n'est pas encore réglé. Les élites politiques démocratiques, et les intellectuels ont bien compris le danger, mais ne savent pas y parer avec efficacité. Ils laissent, ce faisant, la possibilité aux partis extrémistes de populariser leurs pseudo recettes, dont les plus simples restent le repli du "peuple" sur son "sol national" (ou sa région" pour le Vlaams Blok et la Liga Nord), la lutte contre l'immigration et la propagation du racisme. Cette double composante, à laquelle vient parfois s'ajouter l'antisémitisme comme une variante spécifique du racisme, connait une large acceptation dans les populations et nourrit, depuis longtemps, le succès électoral de l'extrême droite populiste. Enfin, cette dernière offre à une frange des populations désorienté par la complexité des évolutions sociales en cours, en plus du racisme, des éléments idéologiques relativement disparates, mais simples, clairement formulés et aisés à intérioriser comme point de repères fixes dans un monde aux contours mouvants3.

Il convient en préalable, en regard des succès électoraux du FN, de l'AN, du FPÖ mais aussi du déclin électoral des REP en Allemagne, d'examiner la question de la durée possible du phénomène et sa portée réelle: nous avons de pays à pays à faire à la fois à des partis de protestation conjoncturels (même si cette conjoncture dure une décennie) susceptibles de décliner et à des partis qui réussissent à dépasser le conjoncturel pour refléter durablement, sous forme d'un choix électoral antidémocratique, de nouvelles lignes de conflits et de tensions sociales se retrouvant dans l'ensemble des sociétés européennes.

L'analyse de divers partis, dont le cas des REP en Allemagne, qui en quelques mois se sont effondrés de 10,9% aux élections au Land de Bade-Wurtemberg de 1992 à moins de 2 % aux élections au Bundestag d'octobre 1994, prouvent qu'il n'existe pas de progrès électoral continu du national-populisme. La formule d'une montée globale d'un nouveau fascisme" européen lancée victorieusement à l'assaut des démocraties occidentales ne résiste pas à une analyse sérieuse. Les formations suisses et nordiques stagnent électoralement, l'Espagne et le Portugal restent largement épargnés par le phénomène populiste. sans entrer dans le détail des mécanismes ayant abouti au déclin des REP en Allemagne, on s'aperçoit que des efforts fait par l'ensemble des partis démocratiques dans le domaine législatif par exemple, les fautes tactiques et propagandistiques des REP enfin une évidente mobilisation antifasciste collective (non manipulée par les communistes) accompagné par un engagement exemplaire des intellectuels de tous les camps - ont bel et bien, "cassé" ce parti.

Bien évidemment, la situation politique en France, en Italie, en Flandres belges, ou en Autriche reste préoccupante. De plus, si l'on admet la validité de l'analyse qui voit dans la formation de courant populistes de droite un phénomène durable, au moins sur le moyen terme, et étroitement lié à de nouveaux conflits ou contradictions du processus de modernisation et de changement affectant l'ensemble des sociétés industrielles développés, un nouveau parti populiste d'extrême droite peut, demain, revenir en force sur la scène électorale allemande ou danoise. Nous n'aurions pas ainsi à faire un cycle, mais à des cycles de radicalisation, étroitement liés à des conjectures nationales fluctuantes. En un mot, le populisme s'enracinerait dans l'histoire et la conjecture politico-économique de sa "nation" ou de sa région de référence.

Pour l'analyste des phénomènes extrémistes, cette diversité pose problème, car elle risque de l'entraîner sur la voie de descriptions parallèles et narratives des cas nationaux. La démarche inverse, dite "d'agglomération" est tout aussi risquée, parce qu'elle suppose la recherche de dénominateurs communs et implique une formalisation par nature réductrice.

La nature du populisme : un défi pour les intellectuels

Peter Glotz, un penseur brillant du Parti Social-Démocrate d'Allemagne (SPD), s'est penché, en 1989, à un moment où l'émergence électorale des Republikaner (REP) semblait remettre en cause la stabilité du système politique allemand, sur la nature de ce populisme extrémiste et xénophobe: "Le populisme s'enracine dans le bon ses quotidien, les traditions et la morale populaire. Toutes les revendications, les sentiments et les idéologies sont intégrés par le populisme à la fois dans cette dimension populaire et dans le discours du rejet. Le populisme mobilise des énergies de résistance, des désirs cachés et (s'appuie sur) des contradictions dissimulées. Il fait appel à la capacité de l'homme à s'indigner, mais aussi à celle de haïr4. La formule est brillante, mais sans doute incomplète. Dans nos travaux nous avons défini le populisme d'extrême droite comme un mélange de chauvinisme du bien être, d'un nationalismes défensif articulé sur une culture du rejet, d'une très nette orientation anti-institutionnelle et anti-parti, d'un fort individualisme couplé à un appel à des principes d'ordres et de morale protégeant l'individu et son environnement naturel (famille, travail, communauté "naturelle").

Bien que les partis populistes ne remettent pas en cause ouvertement la légitimité de la démocratie, ils nous semblent en rupture avec un certain nombre de ses principes fondateurs. Leur rejet de l'État en tant qu'expression de la volonté collective des citoyens, leurs critiques des modes de représentations et d'élections, leur hostilité aux principes d'égalité individuelle et sociale des individus et de toutes les mesures politiques allant dans ce sens, leur opposition à l'intégration sociale de groupe dits "marginaux", enfin leur appel à la xénophobie et au racisme biologique ou différentialiste sont des preuves indiscutables de la nature antidémocratique de ces formations. L'instrumentalisation sans scrupule de peurs collectives, de sentiments de rejet ou de déception individuels ou localisés dans des segments sociaux déterminés se retrouvent dans la stratégie et l'argumentaire de tous les mouvements populistes. Il en va de même, pour leurs appels aux "petits", à "ceux d'en bas" et à leur soi-disant bon sens collectif et individuel, que les chefs populistes tentent, dans une parodie dialectique, de présenter comme une sorte de contrepoids "naturel" à la "fausse" rationalité de "ceux d'en haut".

Plusieurs dimensions idéologiques complémentaires achèvent de donner au discours populisme, non une réelle assise intellectuelle, mais bel et bien une fonctionnalité argumentaire adaptée au combat politique quotidien. Le "peuple" présenté comme une unité, est au centre du discours. Il s'agit d'une construction artificielle auxquels les populistes prêtent le caractère d'une homogénéité "réelle". La dimension antipluraliste est évidente dans cette fausse démarche identitaire; Le discours populiste ignore volontairement les différences politiques et sociales existant entre les individus et les groupes d'intérêts, au profit de "valeurs" et de "comportements" affirmés naturels et absolus; Les partis populistes s'arrogent le droit et le devoir d'intervenir à tout moment dans la vie politique, en empruntant d'autres voies que celle de la représentation parlementaire. Dans une sorte de décalque "positif", les intellectuels sont appelés à défendre les valeurs que met en cause le national-populisme.

L'affirmation d'une relation nécessaire entre le peuple et l'acteur populiste (le parti) mené dans la plupart des cas par un chef charismatique (Haider, Bossi, Le Pen, Schönhuber par exemple) montre que les populistes rejettent plusieurs dimensions centrales des sociétés démocratiques modernes : les mécaniques complexes et parallèles de représentation, de discussion et de recherche du consensus, comme la capacité des différents acteurs sociaux à rapidement se réorienter. Les problèmes sociaux et économiques, dans leur acceptation nationale ou internationale ne sont pas compris comme des processus complexes, mais se voient réduits à une explication monocausale. Malgré la difficulté de traduire en termes simples des réalités complexes, il s'agit là du coeur de notre engagement démocratique en tant qu'intellectuels : il faut faire comprendre à tous que la richesse de nos société reposent fondamentalement sur des principes universels de liberté d'égalité et de fraternité, mais aussi dans les conflits rationalisés, les différences culturelles, idéologiques ou physiques, en un mot dans la diversité des hommes, des idées et des systèmes.

Les conditions globales de l'émergence des partis nationaux-populistes de droite en Europe de l'Ouest

Au sujet de la signification de l'économique sur ce processus, le politologue John David Nagle note : "Dans une période de large prospérité, il n'existe pas de raisons pressantes, pour le plus grand nombre des individus de sensibilité antidémocratique de vouloir quitter leur affiliation partisane d'origine. Cependant, au sein de certains groupes sociaux - spécialement les petits commerçants, les petits paysans et, dans une certaine mesure aussi, chez les ouvriers sans qualification - l'évolution continue de la société crée suffisamment de frustrations, même en période de prospérité générale, pour nourrir une protestation extrémiste. dans ces groupes, en position de conflit croissant avec la modernisation de l'économie et la pluralité des styles de vie, le mécontentement sera suffisamment fort pour mobiliser l'idéologie sous-jacente en une activité politique dirigée contre les institutions. Toutefois, lorsque une crise apparaît, et que l'ensemble de la société s'en inquiète, la mobilisation protestataire anti-système du potentiel antidémocratique se renforce5. De fait on a enregistré ces dernières décennies, dans la plupart des pays d'Europe des poussées extrémistes de droite à caractère populiste plus ou moins marqué - le poujadisme en France, la poussée électorale du MSI dans le Sud de l'Italie dans les années 70, l'émergence du NPD dans les années 60/70 en Allemagne. Le retour à la "normalité" économique (la croissance et un plein emploi) entraîna logiquement la rétraction électorale de ces partis protestataires. Dans la phase actuelle, c'est bien l'émergence en Europe, d'une société des "un tiers/deux tiers", dans laquelle une partie de la population est exclue des bienfaits de la prospérité pendant de longues années, ou craint de l'être à court terme, qui favorise la protestation électorale populiste.

La thèse de l'existence de "perdants de la modernisation" ne signifie d'ailleurs pas que les défavorisés sociaux, les groupes marginalisés, le quart-monde et les chômeurs constituent immédiatement une clientèle privilégiée pour les partis extrémistes électoraux. L'analyse des cas allemand, autrichien, et wallon le prouve, les chômeurs ayant plutôt tendance à se retirer, dans une première phase de la vie politique et de la participation à la gestion de la "cité". Leur radicalisation est lente. Il est évident par contre, que les partis populistes prospèrent électoralement grâce aux suffrages des électeurs se sentant, avec raison ou non, menacés dans leur statut (inconsistance ou perte probable de ce statut). La "prolétarisation" socio-économique absolue ou relative de groupes sociaux spécifiques (une partie des vieilles classes moyennes indépendantes - paysan et artisans - mais aussi les ouvriers et employés sans ou à faible niveau de qualification) s'est vue accélérée par la crise économique qui frappe l'ensemble des pays européens. Dans l'Europe de 1997, le fait de se trouver dans les conditions de vies oppressantes du minimum vital, et de l'aide sociale conduit d'abord à l'apathie politique, la frustration, la peur de la déchéance économique aboutit, au contraire, à l'agression et aux comportements électoraux hors normes. Si demain les partis populistes parvenaient à faire sauter le carcan d'apathie des chômeurs et fusionnaient les potentiels électoraux de ces deux catégories, le radicalisme de droite pourrait prendre un caractère de masse inquiétant.

La référence mécanique à l'existence ou non de l'optimum économique n'est cependant pas un argument explicatif suffisant à la poussée populiste. C'est aussi de la capacité d'intégration des systèmes politiques que dépend le succès ou l'échec des formations extrémistes de droite. Sous le terme de capacité d'intégration nous comprenons la possibilité par les systèmes à rapidement rendre compte des changements économiques et sociaux se produisant au coeur de la société.

Partout en Europe, mais avec des modulations nationales et régionales évidentes, on observe des évolutions parallèles. La transformation/modernisation des sociétés provoquent une érosion des milieux sociaux traditionnels et favorisent une croissance de la fragmentation sociale, liée à une individualisation croissante des risques sociaux et économiques (ceci largement en conséquence d'une division du marché du travail). Parmi les milieux sociaux traditionnels en crise ceux de la "culture ouvrière" constitué par le trinôme "ouvriers d'une grande entreprise / fort lien syndical /liens avec la social démocratie" (en France, le communisme) ou celui du milieu "paysan / catholique ou protestant pratiquant / liens avec les chrétiens-démocrates".

Le populisme exploite d'autres lignes de fracture des sociétés modernes. Parmi eux, au delà de l'affaiblissement du lien religieux et de la sécularisation déjà signalés, on trouve la tendance à l'individualisation du mode de vie et l'augmentation de la mobilité géographique. Il profite aussi de la peur des hommes devant le processus de "libération de la femme", de la visibilité de comportements sexuels "hors normes", ainsi que des problèmes d'orientations morale ou sociale de nombreux individus.

Une internationalisation économique croissante et des déséquilibres économiques et sociaux interrégionaux (par exemple Slovaquie/Autriche), régionaux (Nord contre Sud de l'Italie) et transnationaux (pays du Nord de l'Europe prospères contre ceux du Sud surpeuplés et sous-industrialisés) ont abouti à des mouvements migratoires de grandes importances, à l'occasion desquels les migrants se concentrent avant tout en milieu urbain, c'est à dire dans des régions rassemblant un grand nombre de personnes touchées par les processus de transformation précédemment décrits. Des conflits économiques et culturels étaient et restent inévitables et se sont articulés autour d'un discours opposant la "société multiculturelle" au chauvinisme du bien-être couplé à une affirmation/légitimation ethocentriste.

Les formations de la droite extrémistes parviennent aussi à récupérer les électeurs du népotisme, de la "politique politicienne" et des manoeuvres d'états-majors. La politique comme métier acquis, progressivement depuis la fin des années 80, le statut d'une profession salissante et dégradante pour ceux qui l'exercent, parallèlement, la confiance disparaît aussi en un personnel politique de plus en plus spécialisé, souvent sans expérience professionnelle et éloigné, de par son intégration dans des appareils surdimensionnés et richement dotés, des préoccupations d'une majorité de la population. Ce bureaucratisme des élites politiques, la tendance à l'auto-reproduction de ces dernières, une incapacité grandissante à communiquer en termes clairs avec les citoyens allaient affaiblir profondément les démocraties. L'acteur populiste focalise à la fois les angoisses collectives, mais aussi les espoirs de changement et le désir "de pouvoir enfin s'exprimer" d'une frange des populations. Là encore, des différences d'intensité sont observables de pays à pays, mais la fonction "d'avocat" des partis populistes est partout présente.

La dernière dimension venant renforcer la tentation populisme ne nécessite, malgré sa gravité, que quelques mots : corruptions, affaires, scandales. Un théorème politico-comportemental se formule en ses termes : quand un système politique est géré par un même acteur ( ou une coalition) pendant plusieurs périodes législatives , quand une société connaît un nombre croissant "d'Affaires" diverses, quand la pénétration bureaucratique des partis est forte dans l'économie et quand le clientélisme est une pratique quotidienne (le cas de l'Italie jusqu'en 1992 et de l'Autriche jusqu'à aujourd'hui), meilleures sont les chances du populisme. Même quand les "Affaires" sont plus rares, chacune d'entre elles vient renforcer, et ceci de manière cumulative, le rejet des partis établis (cas belge) et de la politique de l'État présentée comme un instrument aux mains "d'incapables" et de "profiteurs".

L'influence des media sur le cycle populiste (cristallisation, apogée et déclin) est une dimension non encore systématiquement explorée, mais sans aucun doute essentielle à la compréhension du phénomène.

La durée de la crise économique en Europe et les inégalités qu'elles génèrent dans la répartition des charges et sacrifices a multiplié les frustrations des populations. En admettant qu'on laisse de coté la difficile question de savoir, si les divers gouvernement ont assez fait, économiquement, pour limiter dans leur pays les retombées négatives de cette crise économique, il faut bien constater l'incapacité des élites politiques à préparer psychologiquement les Européens aux sacrifices qu'ils ont du et devront encore consentir. Un discours du style "la situation exige du sang et des larmes" n'a jamais été prononcé, alors que la presse, quotidiennement dresse un tableau - en général pessimiste - des perspectives économiques futures (en particulier sur l'impossibilité, même en cas de retour à la croissance de réduire le chômage). Cette absence de confiance dans les citoyens de la part d'élites politiques disposant pourtant de toutes les sources d'informations sur le sentiment de désarroi frappant la population est, à nos yeux, le signe d'une carence technocratique de ces professionnels de la politique.

Cette déficience contribue à ruiner la crédibilité de la classe politique et conforte le discours populiste réclamant une relation forte et sentimentale, entre le "peuple" et un "homme fort", capable de "parler vrai". Les media, en popularisant les thèmes populistes, ont une part de responsabilité. Cette constatation ne remet pas en cause le rôle essentiel joué par ces derniers dans la préservation de l'ordre démocratique libéral. Néanmoins, on s'aperçoit, quotidiennement, que les media ne font pas que transporter des informations et des images aux consommateurs, mais qu'ils se livrent à un travail de filtrage et d'analyse. Le processus de sélection de l'information nécessaire en soi à sa diffusion même, comporte un danger, dont on perçoit la gravité en R.F.A., et ceci surtout dans les nouveaux Bundesländer ou en Italie. Les informations présentées sont, pour l'essentiel, à contenu négatif, car ce dernier est naturellement plus parlant. Les innombrables talk-show présentant les retombées sociales et morales de la crise, la multiplication des magazines d'informations, tous à la recherche d'images chocs finissent par influencer négativement une population à priori déjà profondément inquiète et désorientée. Sous cette angle, les media ont objectivement, une double fonction : positive comme instance de contrôle du fonctionnement des démocraties et négative de par leur capacités à modeler les sentiments collectifs. Là encore, les formations populistes de droite exploitent à leur profit le climat médiatique et l'inquiétude généralisée qu'il nourrit.

Les media sont aussi des instances mettant en danger la survie des partis populistes. Ces derniers, sont, encore plus que les autres partis démocratiques, dépendant de leur présence et de leur présentation dans les media. Vu les déficits existants dans leurs structures organisationnelles, leur faible ancrage socio-structurel et leur extrême dépendance des sentiments et émotions de l'opinion publique, les populistes ont besoin d'une résonance médiatique. Ils doivent tenter d'influencer les media, en propageant de manière offensive des thèmes spécifiques et en attirant l'attention collective sur leur manière de présenter ou de résoudre certains problèmes. D'où une course à la formule sensationnelle et les risques de dérapage du style "Dufour crématoire". La plupart des partis populistes sont des formations autocentrées autour d'un faible nombre de personnes, fréquemment d'un seul chef. Ils se présentent - de facto - comme des partis médiatiques et télévisuels, comme des agences de mobilisation symbolique, qui tentent d'articuler et d'instrumentaliser diverses attitudes protestataires par le discours d'une personnalité. La présence et la force d'argumentation théorique de cet acteur central fragilise ces partis populistes (le vieillissement biologique et l'usure intellectuelle de Le Pen ou de Schönhuber ou les colères de Bossi font perdre aux populistes bien des sympathies). Tous ces facteurs influent les phases de succès et les périodes de décrue politique des partis populistes, mais aussi les offres, les comportements et les stratégies des acteurs politiques en concurrence avec le populisme.

Organisation et électorats populistes

Globalement, l'expansion du populisme de droite trouve son origine dans la conjonction de deux facteurs: le premier est constitué par les crises ou ruptures affectant les domaines politiques, économiques et sociaux, le second par la dominance d'un parti dans le camp populiste et extrémiste de droite. Lorsque ces deux facteurs coïncident, le potentiel électoral populiste de droite latent au sein du système politique peut être activé et les formations populistes devenir des acteurs des systèmes politiques nationaux ou régionaux. Le seul cas d'exception est l'Italie où l'on observe l'existence de trois populismes concurrents : régional (Lega Nord), post-fasciste (MSI/AN), et celui de Forza Italia/Berlusconi (difficile à classer idéologiquement). On observe actuellement que les partis populistes ont tendance à modifier leurs profils organisationnelles et à les remplacer par d'autres inspirées du "type mouvement" (décentralisation, noyaux multiples, liberté d'action locale, cohabitations d'adhérents et de sympathisants, "found raising" et dépenses faiblement coordonnés au niveau central, petit appareil de permanents et recours massifs au bénévolat...). Les différences de pays à pays sont grandes en ce domaine, Fuerza Italia et le FPÖ étant des mouvements, le Front National Français et le MSI/AN des structures mixtes, les Republikaner un parti classique. L'analyse électorale étant d'une prodigieuse complexité, cela nous force à présenter aux lecteurs les premiers résultats d'une recherche en cours, sans pouvoir livrer l'appareil empirique nécessaire à la vérification en détail des "hypothèses" de travail.

Du point de vue de la composition de leurs électorats, la plupart des partis populistes sont du type "néo-prolétariens". Dans les électorats populistes de droite, la surreprésentation ouvrière, mais aussi des employés sans qualification, fréquemment âgés, à faible niveau de vie et à bas niveau éducatif, a plusieurs causes: la dissolution de plus en plus rapide des milieux traditionnels sociaux-démocrates ou communistes, la désintégration irréversible de la culture ouvrière traditionnelle, de son articulation organisationnelle comme des schèmes explicatifs constitutifs d'une conscience ouvrière; l'individualisation des comportements, l'existence d'une peur des "néo-prolétaires" d'être les prochaines victimes (de par leur âge ou leur non-qualification) d'une marginalisation sociale ou économique comme des processus de modernisation. Le fait que le FPÖ soit devenu de facto en 1994 chez les ouvriers le second parti derrière le SPÖ social démocrate, que le Front National et le Vlaams Blok attirent de nombreux ouvriers à faible qualification, que le MSI/AN progresse nettement dans le milieu industriel et ouvrier du Nord de l'Italie, que les REP aient bâti leur succès électoraux jusqu'en 1992 dans les bastions ouvriers sociaux-démocrates sont autant d'indicateurs incontournables. De plus, il est visible que la barrière syndicale a cessé d'être une dimension protectrice et intégrative, le rôle "d'avocat" des travailleurs étant réclamé et parfois rempli par les mouvements populistes. Socialistes, Sociaux-démocrates et communistes se voient durement concurrencés dans leurs anciennes chasse gardées électorales.

Typologiquement nous rencontrons trois types d'électeurs populistes.

D'abord un noyau dur, idéologiquement fixé sur les doctrines totalitaires (néo-nazisme, néo-fascisme, nationalisme-révolutionaire, militarisme, racisme agressif ...) qui constitue l'armature traditionnelle des formations d'extrême droite militante et que l'on retrouve dans les partis populistes de droite (ceux-ci absorbant en général l'extrême droite dite "dure"), à la fois comme électeurs, mais souvent aussi comme adhérents, militants actifs, voire cadres. Ces éléments incontrôlables et "folkloriques", souvent encombrants pour les partis populistes à la recherche d'une respectabilité ne représentent guère que 2% en moyenne de leurs électeurs.

Le deuxième type est celui de la "victime potentielle" du processus de modernisation. Il a souvent des racines sociale démocrate, socialiste ou communiste. Il se recrute avant tout en milieu ouvrier, dans les grandes villes et leur banlieues, ainsi que dans les communes ouvrières et industrielles. Les moteurs idéologiques sont ceux décrits précédemment: perte de confiance dans l'État et dans l'avenir économique. Sa préoccupation principale est d'assurer son niveau de vie matériel, ce qui l'amène à considérer les "étrangers" comme une menace directe; La crise économique et la menace du chômage, l'incapacité à appréhender la changement et la modernisation des sociétés le fait s'engager pour un ordre social rigide axé sur le maintien du statu quo économique et social et la préservation de ses acquis.

Le troisième type fournit le gros des électeurs populistes, mais aussi les adhérents et autres sympathisants silencieux. Nous avons à faire à plusieurs groupes hétérogène de population, mais qui placent au coeur de leur système de valeur un syndrome protestataire autoritaire. Là encore, on trouve une dominante masculine des groupes d'âges moyens et élevés, un faible niveau de formation et de qualification. Les choix politiques antérieurs s'étaient effectués aussi bien dans les familles socialiste/social-démocrate ou communiste que conservatrice (même si le principal courant de transfert s'établit de la droite conservatrice à la droite nationale-populiste).

Ce qui frappe dans l'analyse des sondages est la coexistence dans cet électorat populiste (type 3) d'une nette orientation individualiste couplée à une forte adhésion à des conceptions sociales hiérarchisées et autoritaires, le tout s'accompagnant d'un violent sentiment anti-Etatique. L'interventionnisme de l'État ainsi que toute nouvelle réforme sociale se voient rejetés, le principe dominant étant que chacun doit s'aider d'abord et ne "rien attendre d'en haut". Ces électeurs populistes veulent seulement préserver l'état des choses. Les discussions entre groupes d'intérêts et tous les conflits sociaux sont considérés comme dommageables pour le bien commun. A la place de la recherche du consensus social et politique , ils mettent en avant un système clair de dépendances hiérarchiques et d'ordres reçus ou donnés. Ce maximalisme autoritaire fait qu'en cas de déviation des normes sociales ou autres ils sont partisans d'un recours à la répression. Le problème central pour ce groupe est de solutionner, par des méthodes coercitives, la question de l'immigration. En seconde position, on trouve la lutte contre la corruption et les privilèges, ainsi que la dilapidation des fonds publics. Les institutions politiques sont jugées par ce groupe incapables de résoudre les difficultés actuelles. Ce groupe constate aussi une décadence des moeurs et le faible interêt pour des principes comme la Nation, le travail, le droit et l'ordre; Nouveaux venus et de plus en plus nombreux, on trouve aussi des membres des classes moyennes, dont le statut est menacé, en particulier des paysans croyant que la politique de la Communauté Européenne va les condamner à la disparition. Le rejet des partis et des politiciens, l'exigence d'une politique "propre", couplé à des réactions de plus en plus militantes lors de nouveaux scandales ou en l'absence de solutions apportées aux problèmes situés dans leur environnement immédiat, conduit au rejet croissant des normes démocratiques pluralistes. Une profonde inquiétude devant les possibles évolutions sociales et économiques, un pessimisme conjoncturel et une peur panique de voir leur capacité de consommation réduite à l'avenir influencent de manière centrale le choix populiste de droite de ce groupe. Le danger politique qu'il représente ne doit pas être sous-estimé, car ces électeurs populistes se retrouvent sur de nombreuses lignes de fractures sociales et économiques. Sur le plan électoral, ces électeurs ont compris que le vote était une arme efficace permettant d'affirmer son insatisfaction globale et de "chatier" les respionsables.

Conclusion

Cette situation ne nous semble cepedant pas remettre encore - et j'insiste sur le terme encore - globalement en question, à long terme un ordre démocratique ancré et intériorisé par une majorité d'européens. Un danger réel existe pourtant, et il faut que les intellectuels démocratiques soient vigilants, et jouent auprès des citoyens tentés par le national-populisme un rôle constructif et d'explication des nouvelles constellations géopolitiques et des nouveaux défis économiques, auxquelles sont confrontés nos sociétés.

1- La littérature portant sur l'extême droite en Europe est immense. Approches comparatives : Backes, Uwe: "Extremismus und Populismus von rechts. Ein Vergleich auf europäischer Ebene, in: Aus Politik und Zeitgeschichte, B 46-47/1990; ibid., Nationalpopulistische Protestparteien in Europa, in Österreichische Zeitschrift für Politikwissenschaft, 1/1991; Betz, Hans-Georg: Radikal rechtspopulistische Parteien in Weseuropa, in : Aus Politik und Zeitgeschichte, B 44/1991; Butterwegge, Christoph: Rechtsextremismus als neue soziale Bewegung ?, in : Neue Soziale Bewegungen, 2/1993. Butterwegge, Christoph/Siegfried Jäger ( Hrsg): Rassismus in Europa, Köln 1992.

Approches régionales (limitée à un ouvrage utile par pays ) : diamanti, Ilvo: La lega, Rome 1993, Gysels, Hugo : Le Vlaams Blok, Bruxelles 1993 ; Patrick Moreau : L'extrême droite allemande de 1945 à nos jours , Paris 1994; Scharsach, Hanns-Hennig: Haiders Kampf, Vienne 1992.

2 - Sans pouvoir entrer dans le détail : en France, le FN obtient depuis 1986 aux alentours de 10% . Les REP ont reculé en 1994 à 3,9% aux Européennes à 2 % aux élections au Bundestag. En Belgique le VB obtenait en 1991 6,6% des voix au plan national (11,2 en Flandres). Aux Européennes de 1994 il double son score (12,6 Prozent). A Anvers, il atteint 24¨des voix. En Wallonie, le FN belge a fait un score aux Européennes de (7,9 Prozent), soit un gain de 6,2% par rapport à 1989. En Italie, les résultats du MSI ont varié entre 2% (1948) et 8,7% en 1972. En 1992, il obtenait 6,5% des voix pour l'élection au Sénat et 5,4% des voix pour la chambre des députés. Exemple: MSI/AN de Gianfranco Fini, obtenait aux Européennes 12,5% des suffrages. A l'occasion des élections au Parlement de 1992, la Ligue du Nord obtenait 8,7% au plan national et 17,3% en Italie du Nord. Aux européennes de 1994, la Ligue rassemblait 6,6% des suffrages. Le FPÖ est passé de 16,63% des suffrages en 1990 à 22,64% des voix en 1994, à l'occasion des législatives.

3 - Une autre dimension, mais qui doit faire l'objet d'une réflexion spécifique, parce qu'englobant les jeunes et encore instables démocraties nées de l'effondrement du camp communiste est la tendance des nationalistes déçus par la lenteur et le lourdeur des coûts sociaux de l'ouverture à l'Occident à se focaliser sur des conflits souvent de nature ethnique.

4 - Peter Glotz, Die deutsche Rechte. Eine Streitschrift, Stuttgart 1989, p.41.

5 - John David Nagle, The National Democratic party, Los Angeles 1970,p. 197.

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