Accueil
L'Institut de la Mémoire Européenne
LES INTELLECTUELS FACE A LA TENTATION POPULISTE DE DROITE EN EUROPE
ET LE RETOUR DU NATIONALISME
Patrick MOREAU
La montée en puissance du Parti Libéral Autrichien (FPÖ), qui
est actuellement la formation nationaliste et populiste de droite
enregistrant les succès électoraux les plus nets en Europe de
l'Ouest est un nouveau signal des changements structurels affectant
le système traditionnel des partis dans de nombreuses démocraties.
Il est aussi le signe évident des difficultés pour les intellectuels
démocrates de réagir devant la montée d'un nationalisme et d'un
populisme - certes différents de ceux du début du XX ème siècle
- mais restant pour reprendre une formule célèbre, le plus court
chemin du particularisme à la barbarie.
Il convient en effet en cette fin de siècle de ne pas sous-estimer
les effets politiques et comportementaux sur les sociétés européennes
de la percée électorales des partis de la droite extrémiste national
populistes : le Vlaams Blok (VB) et le Front National en Belgique
(FNB), le Front National en France (FN), l'Alleanza Nationale
( MSI/AN) et la Lega Nord en Italie, le FPÖ en Autriche, la liste
pourrait être étendue à la Suisse au Danemark, à la Suède, qui
sont devenus ses acteurs plus ou moins incontournables, du système
politique et mordent avec entrain sur l'électorat de l'ensemble
des partis démocratiques. Les effets internationaux de ces percées
électorales sont encore limités, mais réels. La droite extrême
et les électeurs tentés par un tel choix savent que leur voix
ne sont plus perdues et qu'une "eurodroite"- partiellement installée
au parlement européen - est en train de naître par delà les divisions
organisationnelles, les différents types d'ancrages sociaux ou
historiques et la diversité des références idéologiques1.
En Allemagne, en Autriche ou en Belgique ... les partis et leaders
populistes extrémistes sont devenus attractifs pour les électeurs2,
parce qu'ils abordent dans leurs propagande des sujets délaissés
trop longtemps, si l'on en croit les sondages par les grandes
formations démocratiques. Parmi les thèmes mobilisateurs pour
l'extrême droite populiste: l'américanisation des grandes villes
avec l'apparition des ghettos, de gangs et d'une criminalité de
plus en plus présente, les menaces écologiques, le recul des langues
nationales, la "décadence" des moeurs et la crise de la cellule
familiale, l'expansion des mafia internationales, l'arrivée massive
et incontrôlée d'étrangers en provenance d'Europe de l'Est et
des pays du Tiers Monde, la multiplication qu'elle entraîne des
problèmes d'intégration sociale et de financement de cette immigration
(retraites, système de santé, éducation ...). D'un autre côté
la modernisation des sociétés et la mobilité accrue exigée des
acteurs économiques, la mondialisation des échanges et des interactions
économiques et décisionnelles inquiètent. Dans le cas de la construction
européenne, nombreux sont les européens qui craignent un renforcement
de la bureaucratisation centralisatrice, la déstabilisation économique
de branches industrielles entières et des régions qui en dépendent,
la disparition des monnaies nationales, ainsi que la réduction
des prestations sociales au niveau le plus bas des partenaires
européens.
Certaines de ces craintes sont, de toute évidence, non fondées,
d'autres malheureusement le sont. Globalement, les partis démocratiques,
mais aussi et surtout les intellectuels , quelques soient leurs
familles de pensée, ne sont pas actuellement en mesure de répondre,
clairement et systématiquement aux interrogations posées - ceci
parce que les défis à relever ne sont pas complètement formulés
: le devenir des pays de l'Est par exemple n'est pas encore réglé.
Les élites politiques démocratiques, et les intellectuels ont
bien compris le danger, mais ne savent pas y parer avec efficacité.
Ils laissent, ce faisant, la possibilité aux partis extrémistes
de populariser leurs pseudo recettes, dont les plus simples restent
le repli du "peuple" sur son "sol national" (ou sa région" pour
le Vlaams Blok et la Liga Nord), la lutte contre l'immigration
et la propagation du racisme. Cette double composante, à laquelle
vient parfois s'ajouter l'antisémitisme comme une variante spécifique
du racisme, connait une large acceptation dans les populations
et nourrit, depuis longtemps, le succès électoral de l'extrême
droite populiste. Enfin, cette dernière offre à une frange des
populations désorienté par la complexité des évolutions sociales
en cours, en plus du racisme, des éléments idéologiques relativement
disparates, mais simples, clairement formulés et aisés à intérioriser
comme point de repères fixes dans un monde aux contours mouvants3.
Il convient en préalable, en regard des succès électoraux du FN,
de l'AN, du FPÖ mais aussi du déclin électoral des REP en Allemagne,
d'examiner la question de la durée possible du phénomène et sa
portée réelle: nous avons de pays à pays à faire à la fois à des
partis de protestation conjoncturels (même si cette conjoncture
dure une décennie) susceptibles de décliner et à des partis qui
réussissent à dépasser le conjoncturel pour refléter durablement,
sous forme d'un choix électoral antidémocratique, de nouvelles
lignes de conflits et de tensions sociales se retrouvant dans
l'ensemble des sociétés européennes.
L'analyse de divers partis, dont le cas des REP en Allemagne,
qui en quelques mois se sont effondrés de 10,9% aux élections
au Land de Bade-Wurtemberg de 1992 à moins de 2 % aux élections
au Bundestag d'octobre 1994, prouvent qu'il n'existe pas de progrès électoral continu du national-populisme.
La formule d'une montée globale d'un nouveau fascisme" européen
lancée victorieusement à l'assaut des démocraties occidentales
ne résiste pas à une analyse sérieuse. Les formations suisses
et nordiques stagnent électoralement, l'Espagne et le Portugal
restent largement épargnés par le phénomène populiste. sans entrer
dans le détail des mécanismes ayant abouti au déclin des REP en
Allemagne, on s'aperçoit que des efforts fait par l'ensemble des
partis démocratiques dans le domaine législatif par exemple, les
fautes tactiques et propagandistiques des REP enfin une évidente
mobilisation antifasciste collective (non manipulée par les communistes)
accompagné par un engagement exemplaire des intellectuels de tous
les camps - ont bel et bien, "cassé" ce parti.
Bien évidemment, la situation politique en France, en Italie,
en Flandres belges, ou en Autriche reste préoccupante. De plus,
si l'on admet la validité de l'analyse qui voit dans la formation
de courant populistes de droite un phénomène durable, au moins
sur le moyen terme, et étroitement lié à de nouveaux conflits
ou contradictions du processus de modernisation et de changement
affectant l'ensemble des sociétés industrielles développés, un
nouveau parti populiste d'extrême droite peut, demain, revenir
en force sur la scène électorale allemande ou danoise. Nous n'aurions
pas ainsi à faire un cycle, mais à des cycles de radicalisation, étroitement liés à des conjectures nationales
fluctuantes. En un mot, le populisme s'enracinerait dans l'histoire
et la conjecture politico-économique de sa "nation" ou de sa région
de référence.
Pour l'analyste des phénomènes extrémistes, cette diversité pose
problème, car elle risque de l'entraîner sur la voie de descriptions
parallèles et narratives des cas nationaux. La démarche inverse,
dite "d'agglomération" est tout aussi risquée, parce qu'elle suppose
la recherche de dénominateurs communs et implique une formalisation
par nature réductrice.
La nature du populisme : un défi pour les intellectuels
Peter Glotz, un penseur brillant du Parti Social-Démocrate d'Allemagne
(SPD), s'est penché, en 1989, à un moment où l'émergence électorale
des Republikaner (REP) semblait remettre en cause la stabilité
du système politique allemand, sur la nature de ce populisme extrémiste
et xénophobe: "Le populisme s'enracine dans le bon ses quotidien,
les traditions et la morale populaire. Toutes les revendications,
les sentiments et les idéologies sont intégrés par le populisme
à la fois dans cette dimension populaire et dans le discours du
rejet. Le populisme mobilise des énergies de résistance, des désirs
cachés et (s'appuie sur) des contradictions dissimulées. Il fait
appel à la capacité de l'homme à s'indigner, mais aussi à celle
de haïr4. La formule est brillante, mais sans doute incomplète.
Dans nos travaux nous avons défini le populisme d'extrême droite
comme un mélange de chauvinisme du bien être, d'un nationalismes défensif
articulé sur une culture du rejet, d'une très nette orientation
anti-institutionnelle et anti-parti, d'un fort individualisme
couplé à un appel à des principes d'ordres et de morale protégeant
l'individu et son environnement naturel (famille, travail, communauté "naturelle").
Bien que les partis populistes ne remettent pas en cause ouvertement la légitimité de la démocratie, ils nous semblent en rupture avec un certain nombre de ses principes fondateurs. Leur rejet
de l'État en tant qu'expression de la volonté collective des citoyens,
leurs critiques des modes de représentations et d'élections, leur
hostilité aux principes d'égalité individuelle et sociale des
individus et de toutes les mesures politiques allant dans ce sens,
leur opposition à l'intégration sociale de groupe dits "marginaux",
enfin leur appel à la xénophobie et au racisme biologique ou différentialiste
sont des preuves indiscutables de la nature antidémocratique de ces formations. L'instrumentalisation sans scrupule de peurs
collectives, de sentiments de rejet ou de déception individuels
ou localisés dans des segments sociaux déterminés se retrouvent
dans la stratégie et l'argumentaire de tous les mouvements populistes.
Il en va de même, pour leurs appels aux "petits", à "ceux d'en
bas" et à leur soi-disant bon sens collectif et individuel, que
les chefs populistes tentent, dans une parodie dialectique, de
présenter comme une sorte de contrepoids "naturel" à la "fausse"
rationalité de "ceux d'en haut".
Plusieurs dimensions idéologiques complémentaires achèvent de
donner au discours populisme, non une réelle assise intellectuelle,
mais bel et bien une fonctionnalité argumentaire adaptée au combat
politique quotidien. Le "peuple" présenté comme une unité, est
au centre du discours. Il s'agit d'une construction artificielle
auxquels les populistes prêtent le caractère d'une homogénéité
"réelle". La dimension antipluraliste est évidente dans cette
fausse démarche identitaire; Le discours populiste ignore volontairement
les différences politiques et sociales existant entre les individus
et les groupes d'intérêts, au profit de "valeurs" et de "comportements"
affirmés naturels et absolus; Les partis populistes s'arrogent
le droit et le devoir d'intervenir à tout moment dans la vie politique,
en empruntant d'autres voies que celle de la représentation parlementaire.
Dans une sorte de décalque "positif", les intellectuels sont appelés
à défendre les valeurs que met en cause le national-populisme.
L'affirmation d'une relation nécessaire entre le peuple et l'acteur
populiste (le parti) mené dans la plupart des cas par un chef
charismatique (Haider, Bossi, Le Pen, Schönhuber par exemple)
montre que les populistes rejettent plusieurs dimensions centrales
des sociétés démocratiques modernes : les mécaniques complexes
et parallèles de représentation, de discussion et de recherche
du consensus, comme la capacité des différents acteurs sociaux
à rapidement se réorienter. Les problèmes sociaux et économiques,
dans leur acceptation nationale ou internationale ne sont pas
compris comme des processus complexes, mais se voient réduits
à une explication monocausale. Malgré la difficulté de traduire
en termes simples des réalités complexes, il s'agit là du coeur
de notre engagement démocratique en tant qu'intellectuels : il
faut faire comprendre à tous que la richesse de nos société reposent
fondamentalement sur des principes universels de liberté d'égalité
et de fraternité, mais aussi dans les conflits rationalisés, les
différences culturelles, idéologiques ou physiques, en un mot
dans la diversité des hommes, des idées et des systèmes.
Les conditions globales de l'émergence des partis nationaux-populistes
de droite en Europe de l'Ouest
Au sujet de la signification de l'économique sur ce processus,
le politologue John David Nagle note : "Dans une période de large
prospérité, il n'existe pas de raisons pressantes, pour le plus
grand nombre des individus de sensibilité antidémocratique de
vouloir quitter leur affiliation partisane d'origine. Cependant,
au sein de certains groupes sociaux - spécialement les petits
commerçants, les petits paysans et, dans une certaine mesure aussi,
chez les ouvriers sans qualification - l'évolution continue de
la société crée suffisamment de frustrations, même en période
de prospérité générale, pour nourrir une protestation extrémiste.
dans ces groupes, en position de conflit croissant avec la modernisation
de l'économie et la pluralité des styles de vie, le mécontentement
sera suffisamment fort pour mobiliser l'idéologie sous-jacente
en une activité politique dirigée contre les institutions. Toutefois,
lorsque une crise apparaît, et que l'ensemble de la société s'en
inquiète, la mobilisation protestataire anti-système du potentiel
antidémocratique se renforce5. De fait on a enregistré ces dernières
décennies, dans la plupart des pays d'Europe des poussées extrémistes
de droite à caractère populiste plus ou moins marqué - le poujadisme
en France, la poussée électorale du MSI dans le Sud de l'Italie
dans les années 70, l'émergence du NPD dans les années 60/70 en
Allemagne. Le retour à la "normalité" économique (la croissance
et un plein emploi) entraîna logiquement la rétraction électorale
de ces partis protestataires. Dans la phase actuelle, c'est bien
l'émergence en Europe, d'une société des "un tiers/deux tiers",
dans laquelle une partie de la population est exclue des bienfaits
de la prospérité pendant de longues années, ou craint de l'être
à court terme, qui favorise la protestation électorale populiste.
La thèse de l'existence de "perdants de la modernisation" ne signifie
d'ailleurs pas que les défavorisés sociaux, les groupes marginalisés,
le quart-monde et les chômeurs constituent immédiatement une clientèle privilégiée pour les partis extrémistes électoraux.
L'analyse des cas allemand, autrichien, et wallon le prouve, les
chômeurs ayant plutôt tendance à se retirer, dans une première
phase de la vie politique et de la participation à la gestion
de la "cité". Leur radicalisation est lente. Il est évident par
contre, que les partis populistes prospèrent électoralement grâce
aux suffrages des électeurs se sentant, avec raison ou non, menacés
dans leur statut (inconsistance ou perte probable de ce statut).
La "prolétarisation" socio-économique absolue ou relative de groupes
sociaux spécifiques (une partie des vieilles classes moyennes
indépendantes - paysan et artisans - mais aussi les ouvriers et
employés sans ou à faible niveau de qualification) s'est vue accélérée
par la crise économique qui frappe l'ensemble des pays européens.
Dans l'Europe de 1997, le fait de se trouver dans les conditions
de vies oppressantes du minimum vital, et de l'aide sociale conduit
d'abord à l'apathie politique, la frustration, la peur de la déchéance
économique aboutit, au contraire, à l'agression et aux comportements
électoraux hors normes. Si demain les partis populistes parvenaient
à faire sauter le carcan d'apathie des chômeurs et fusionnaient
les potentiels électoraux de ces deux catégories, le radicalisme
de droite pourrait prendre un caractère de masse inquiétant.
La référence mécanique à l'existence ou non de l'optimum économique
n'est cependant pas un argument explicatif suffisant à la poussée
populiste. C'est aussi de la capacité d'intégration des systèmes politiques que dépend le succès ou l'échec des formations extrémistes de
droite. Sous le terme de capacité d'intégration nous comprenons
la possibilité par les systèmes à rapidement rendre compte des changements économiques et sociaux se produisant
au coeur de la société.
Partout en Europe, mais avec des modulations nationales et régionales
évidentes, on observe des évolutions parallèles. La transformation/modernisation
des sociétés provoquent une érosion des milieux sociaux traditionnels
et favorisent une croissance de la fragmentation sociale, liée
à une individualisation croissante des risques sociaux et économiques
(ceci largement en conséquence d'une division du marché du travail).
Parmi les milieux sociaux traditionnels en crise ceux de la "culture
ouvrière" constitué par le trinôme "ouvriers d'une grande entreprise
/ fort lien syndical /liens avec la social démocratie" (en France,
le communisme) ou celui du milieu "paysan / catholique ou protestant
pratiquant / liens avec les chrétiens-démocrates".
Le populisme exploite d'autres lignes de fracture des sociétés
modernes. Parmi eux, au delà de l'affaiblissement du lien religieux
et de la sécularisation déjà signalés, on trouve la tendance à
l'individualisation du mode de vie et l'augmentation de la mobilité
géographique. Il profite aussi de la peur des hommes devant le
processus de "libération de la femme", de la visibilité de comportements
sexuels "hors normes", ainsi que des problèmes d'orientations
morale ou sociale de nombreux individus.
Une internationalisation économique croissante et des déséquilibres
économiques et sociaux interrégionaux (par exemple Slovaquie/Autriche),
régionaux (Nord contre Sud de l'Italie) et transnationaux (pays
du Nord de l'Europe prospères contre ceux du Sud surpeuplés et
sous-industrialisés) ont abouti à des mouvements migratoires de
grandes importances, à l'occasion desquels les migrants se concentrent
avant tout en milieu urbain, c'est à dire dans des régions rassemblant
un grand nombre de personnes touchées par les processus de transformation
précédemment décrits. Des conflits économiques et culturels étaient
et restent inévitables et se sont articulés autour d'un discours opposant
la "société multiculturelle" au chauvinisme du bien-être couplé
à une affirmation/légitimation ethocentriste.
Les formations de la droite extrémistes parviennent aussi à récupérer
les électeurs du népotisme, de la "politique politicienne" et
des manoeuvres d'états-majors. La politique comme métier acquis,
progressivement depuis la fin des années 80, le statut d'une profession
salissante et dégradante pour ceux qui l'exercent, parallèlement,
la confiance disparaît aussi en un personnel politique de plus
en plus spécialisé, souvent sans expérience professionnelle et
éloigné, de par son intégration dans des appareils surdimensionnés
et richement dotés, des préoccupations d'une majorité de la population.
Ce bureaucratisme des élites politiques, la tendance à l'auto-reproduction
de ces dernières, une incapacité grandissante à communiquer en termes clairs avec les citoyens allaient affaiblir profondément les démocraties.
L'acteur populiste focalise à la fois les angoisses collectives,
mais aussi les espoirs de changement et le désir "de pouvoir enfin
s'exprimer" d'une frange des populations. Là encore, des différences
d'intensité sont observables de pays à pays, mais la fonction
"d'avocat" des partis populistes est partout présente.
La dernière dimension venant renforcer la tentation populisme
ne nécessite, malgré sa gravité, que quelques mots : corruptions,
affaires, scandales. Un théorème politico-comportemental se formule
en ses termes : quand un système politique est géré par un même
acteur ( ou une coalition) pendant plusieurs périodes législatives
, quand une société connaît un nombre croissant "d'Affaires" diverses,
quand la pénétration bureaucratique des partis est forte dans
l'économie et quand le clientélisme est une pratique quotidienne
(le cas de l'Italie jusqu'en 1992 et de l'Autriche jusqu'à aujourd'hui),
meilleures sont les chances du populisme. Même quand les "Affaires"
sont plus rares, chacune d'entre elles vient renforcer, et ceci
de manière cumulative, le rejet des partis établis (cas belge) et de la politique de
l'État présentée comme un instrument aux mains "d'incapables"
et de "profiteurs".
L'influence des media sur le cycle populiste (cristallisation,
apogée et déclin) est une dimension non encore systématiquement
explorée, mais sans aucun doute essentielle à la compréhension
du phénomène.
La durée de la crise économique en Europe et les inégalités qu'elles
génèrent dans la répartition des charges et sacrifices a multiplié
les frustrations des populations. En admettant qu'on laisse de
coté la difficile question de savoir, si les divers gouvernement
ont assez fait, économiquement, pour limiter dans leur pays les
retombées négatives de cette crise économique, il faut bien constater
l'incapacité des élites politiques à préparer psychologiquement
les Européens aux sacrifices qu'ils ont du et devront encore consentir.
Un discours du style "la situation exige du sang et des larmes"
n'a jamais été prononcé, alors que la presse, quotidiennement
dresse un tableau - en général pessimiste - des perspectives économiques
futures (en particulier sur l'impossibilité, même en cas de retour
à la croissance de réduire le chômage). Cette absence de confiance
dans les citoyens de la part d'élites politiques disposant pourtant
de toutes les sources d'informations sur le sentiment de désarroi
frappant la population est, à nos yeux, le signe d'une carence
technocratique de ces professionnels de la politique.
Cette déficience contribue à ruiner la crédibilité de la classe
politique et conforte le discours populiste réclamant une relation
forte et sentimentale, entre le "peuple" et un "homme fort", capable
de "parler vrai". Les media, en popularisant les thèmes populistes,
ont une part de responsabilité. Cette constatation ne remet pas
en cause le rôle essentiel joué par ces derniers dans la préservation
de l'ordre démocratique libéral. Néanmoins, on s'aperçoit, quotidiennement,
que les media ne font pas que transporter des informations et
des images aux consommateurs, mais qu'ils se livrent à un travail
de filtrage et d'analyse. Le processus de sélection de l'information
nécessaire en soi à sa diffusion même, comporte un danger, dont
on perçoit la gravité en R.F.A., et ceci surtout dans les nouveaux
Bundesländer ou en Italie. Les informations présentées sont, pour
l'essentiel, à contenu négatif, car ce dernier est naturellement
plus parlant. Les innombrables talk-show présentant les retombées
sociales et morales de la crise, la multiplication des magazines
d'informations, tous à la recherche d'images chocs finissent par
influencer négativement une population à priori déjà profondément
inquiète et désorientée. Sous cette angle, les media ont objectivement,
une double fonction : positive comme instance de contrôle du fonctionnement
des démocraties et négative de par leur capacités à modeler les
sentiments collectifs. Là encore, les formations populistes de
droite exploitent à leur profit le climat médiatique et l'inquiétude
généralisée qu'il nourrit.
Les media sont aussi des instances mettant en danger la survie
des partis populistes. Ces derniers, sont, encore plus que les
autres partis démocratiques, dépendant de leur présence et de
leur présentation dans les media. Vu les déficits existants dans
leurs structures organisationnelles, leur faible ancrage socio-structurel
et leur extrême dépendance des sentiments et émotions de l'opinion
publique, les populistes ont besoin d'une résonance médiatique.
Ils doivent tenter d'influencer les media, en propageant de manière
offensive des thèmes spécifiques et en attirant l'attention collective
sur leur manière de présenter ou de résoudre certains problèmes.
D'où une course à la formule sensationnelle et les risques de
dérapage du style "Dufour crématoire". La plupart des partis populistes
sont des formations autocentrées autour d'un faible nombre de
personnes, fréquemment d'un seul chef. Ils se présentent - de
facto - comme des partis médiatiques et télévisuels, comme des
agences de mobilisation symbolique, qui tentent d'articuler et
d'instrumentaliser diverses attitudes protestataires par le discours
d'une personnalité. La présence et la force d'argumentation théorique
de cet acteur central fragilise ces partis populistes (le vieillissement
biologique et l'usure intellectuelle de Le Pen ou de Schönhuber
ou les colères de Bossi font perdre aux populistes bien des sympathies).
Tous ces facteurs influent les phases de succès et les périodes
de décrue politique des partis populistes, mais aussi les offres,
les comportements et les stratégies des acteurs politiques en
concurrence avec le populisme.
Organisation et électorats populistes
Globalement, l'expansion du populisme de droite trouve son origine
dans la conjonction de deux facteurs: le premier est constitué
par les crises ou ruptures affectant les domaines politiques,
économiques et sociaux, le second par la dominance d'un parti
dans le camp populiste et extrémiste de droite. Lorsque ces deux facteurs coïncident, le potentiel électoral populiste de droite
latent au sein du système politique peut être activé et les formations
populistes devenir des acteurs des systèmes politiques nationaux
ou régionaux. Le seul cas d'exception est l'Italie où l'on observe
l'existence de trois populismes concurrents : régional (Lega Nord),
post-fasciste (MSI/AN), et celui de Forza Italia/Berlusconi (difficile
à classer idéologiquement). On observe actuellement que les partis
populistes ont tendance à modifier leurs profils organisationnelles
et à les remplacer par d'autres inspirées du "type mouvement"
(décentralisation, noyaux multiples, liberté d'action locale,
cohabitations d'adhérents et de sympathisants, "found raising"
et dépenses faiblement coordonnés au niveau central, petit appareil
de permanents et recours massifs au bénévolat...). Les différences
de pays à pays sont grandes en ce domaine, Fuerza Italia et le
FPÖ étant des mouvements, le Front National Français et le MSI/AN
des structures mixtes, les Republikaner un parti classique. L'analyse
électorale étant d'une prodigieuse complexité, cela nous force
à présenter aux lecteurs les premiers résultats d'une recherche
en cours, sans pouvoir livrer l'appareil empirique nécessaire
à la vérification en détail des "hypothèses" de travail.
Du point de vue de la composition de leurs électorats, la plupart
des partis populistes sont du type "néo-prolétariens". Dans les électorats populistes de droite, la surreprésentation
ouvrière, mais aussi des employés sans qualification, fréquemment
âgés, à faible niveau de vie et à bas niveau éducatif, a plusieurs
causes: la dissolution de plus en plus rapide des milieux traditionnels
sociaux-démocrates ou communistes, la désintégration irréversible
de la culture ouvrière traditionnelle, de son articulation organisationnelle
comme des schèmes explicatifs constitutifs d'une conscience ouvrière;
l'individualisation des comportements, l'existence d'une peur
des "néo-prolétaires" d'être les prochaines victimes (de par leur
âge ou leur non-qualification) d'une marginalisation sociale ou
économique comme des processus de modernisation. Le fait que le
FPÖ soit devenu de facto en 1994 chez les ouvriers le second parti
derrière le SPÖ social démocrate, que le Front National et le
Vlaams Blok attirent de nombreux ouvriers à faible qualification,
que le MSI/AN progresse nettement dans le milieu industriel et
ouvrier du Nord de l'Italie, que les REP aient bâti leur succès
électoraux jusqu'en 1992 dans les bastions ouvriers sociaux-démocrates
sont autant d'indicateurs incontournables. De plus, il est visible
que la barrière syndicale a cessé d'être une dimension protectrice
et intégrative, le rôle "d'avocat" des travailleurs étant réclamé
et parfois rempli par les mouvements populistes. Socialistes,
Sociaux-démocrates et communistes se voient durement concurrencés
dans leurs anciennes chasse gardées électorales.
Typologiquement nous rencontrons trois types d'électeurs populistes.
D'abord un noyau dur, idéologiquement fixé sur les doctrines totalitaires (néo-nazisme,
néo-fascisme, nationalisme-révolutionaire, militarisme, racisme
agressif ...) qui constitue l'armature traditionnelle des formations
d'extrême droite militante et que l'on retrouve dans les partis
populistes de droite (ceux-ci absorbant en général l'extrême droite
dite "dure"), à la fois comme électeurs, mais souvent aussi comme
adhérents, militants actifs, voire cadres. Ces éléments incontrôlables
et "folkloriques", souvent encombrants pour les partis populistes
à la recherche d'une respectabilité ne représentent guère que
2% en moyenne de leurs électeurs.
Le deuxième type est celui de la "victime potentielle" du processus de modernisation. Il a souvent des racines sociale démocrate, socialiste ou communiste.
Il se recrute avant tout en milieu ouvrier, dans les grandes villes
et leur banlieues, ainsi que dans les communes ouvrières et industrielles.
Les moteurs idéologiques sont ceux décrits précédemment: perte
de confiance dans l'État et dans l'avenir économique. Sa préoccupation
principale est d'assurer son niveau de vie matériel, ce qui l'amène
à considérer les "étrangers" comme une menace directe; La crise
économique et la menace du chômage, l'incapacité à appréhender
la changement et la modernisation des sociétés le fait s'engager
pour un ordre social rigide axé sur le maintien du statu quo économique
et social et la préservation de ses acquis.
Le troisième type fournit le gros des électeurs populistes, mais
aussi les adhérents et autres sympathisants silencieux. Nous avons
à faire à plusieurs groupes hétérogène de population, mais qui
placent au coeur de leur système de valeur un syndrome protestataire autoritaire. Là encore, on trouve une dominante masculine des groupes d'âges
moyens et élevés, un faible niveau de formation et de qualification.
Les choix politiques antérieurs s'étaient effectués aussi bien
dans les familles socialiste/social-démocrate ou communiste que
conservatrice (même si le principal courant de transfert s'établit
de la droite conservatrice à la droite nationale-populiste).
Ce qui frappe dans l'analyse des sondages est la coexistence dans
cet électorat populiste (type 3) d'une nette orientation individualiste
couplée à une forte adhésion à des conceptions sociales hiérarchisées
et autoritaires, le tout s'accompagnant d'un violent sentiment
anti-Etatique. L'interventionnisme de l'État ainsi que toute nouvelle
réforme sociale se voient rejetés, le principe dominant étant
que chacun doit s'aider d'abord et ne "rien attendre d'en haut".
Ces électeurs populistes veulent seulement préserver l'état des
choses. Les discussions entre groupes d'intérêts et tous les conflits
sociaux sont considérés comme dommageables pour le bien commun.
A la place de la recherche du consensus social et politique ,
ils mettent en avant un système clair de dépendances hiérarchiques
et d'ordres reçus ou donnés. Ce maximalisme autoritaire fait qu'en cas de déviation des normes sociales ou autres ils
sont partisans d'un recours à la répression. Le problème central
pour ce groupe est de solutionner, par des méthodes coercitives,
la question de l'immigration. En seconde position, on trouve la
lutte contre la corruption et les privilèges, ainsi que la dilapidation
des fonds publics. Les institutions politiques sont jugées par
ce groupe incapables de résoudre les difficultés actuelles. Ce
groupe constate aussi une décadence des moeurs et le faible interêt
pour des principes comme la Nation, le travail, le droit et l'ordre;
Nouveaux venus et de plus en plus nombreux, on trouve aussi des
membres des classes moyennes, dont le statut est menacé, en particulier
des paysans croyant que la politique de la Communauté Européenne
va les condamner à la disparition. Le rejet des partis et des
politiciens, l'exigence d'une politique "propre", couplé à des
réactions de plus en plus militantes lors de nouveaux scandales
ou en l'absence de solutions apportées aux problèmes situés dans
leur environnement immédiat, conduit au rejet croissant des normes démocratiques pluralistes. Une profonde inquiétude devant les possibles évolutions sociales
et économiques, un pessimisme conjoncturel et une peur panique
de voir leur capacité de consommation réduite à l'avenir influencent
de manière centrale le choix populiste de droite de ce groupe.
Le danger politique qu'il représente ne doit pas être sous-estimé,
car ces électeurs populistes se retrouvent sur de nombreuses lignes
de fractures sociales et économiques. Sur le plan électoral, ces
électeurs ont compris que le vote était une arme efficace permettant
d'affirmer son insatisfaction globale et de "chatier" les respionsables.
Conclusion
Cette situation ne nous semble cepedant pas remettre encore -
et j'insiste sur le terme encore - globalement en question, à
long terme un ordre démocratique ancré et intériorisé par une
majorité d'européens. Un danger réel existe pourtant, et il faut
que les intellectuels démocratiques soient vigilants, et jouent
auprès des citoyens tentés par le national-populisme un rôle constructif
et d'explication des nouvelles constellations géopolitiques et
des nouveaux défis économiques, auxquelles sont confrontés nos
sociétés.
1- La littérature portant sur l'extême droite en Europe est immense.
Approches comparatives : Backes, Uwe: "Extremismus und Populismus
von rechts. Ein Vergleich auf europäischer Ebene, in: Aus Politik und Zeitgeschichte, B 46-47/1990; ibid., Nationalpopulistische Protestparteien in
Europa, in Österreichische Zeitschrift für Politikwissenschaft, 1/1991; Betz, Hans-Georg: Radikal rechtspopulistische Parteien
in Weseuropa, in : Aus Politik und Zeitgeschichte, B 44/1991; Butterwegge, Christoph: Rechtsextremismus als neue
soziale Bewegung ?, in : Neue Soziale Bewegungen, 2/1993. Butterwegge,
Christoph/Siegfried Jäger ( Hrsg): Rassismus in Europa, Köln 1992.
Approches régionales (limitée à un ouvrage utile par pays ) :
diamanti, Ilvo: La lega, Rome 1993, Gysels, Hugo : Le Vlaams Blok, Bruxelles 1993 ; Patrick Moreau : L'extrême droite allemande de 1945 à nos jours , Paris 1994; Scharsach, Hanns-Hennig: Haiders Kampf, Vienne 1992.
2 - Sans pouvoir entrer dans le détail : en France, le FN obtient
depuis 1986 aux alentours de 10% . Les REP ont reculé en 1994
à 3,9% aux Européennes à 2 % aux élections au Bundestag. En Belgique
le VB obtenait en 1991 6,6% des voix au plan national (11,2 en
Flandres). Aux Européennes de 1994 il double son score (12,6 Prozent).
A Anvers, il atteint 24¨des voix. En Wallonie, le FN belge a fait
un score aux Européennes de (7,9 Prozent), soit un gain de 6,2%
par rapport à 1989. En Italie, les résultats du MSI ont varié
entre 2% (1948) et 8,7% en 1972. En 1992, il obtenait 6,5% des
voix pour l'élection au Sénat et 5,4% des voix pour la chambre
des députés. Exemple: MSI/AN de Gianfranco Fini, obtenait aux
Européennes 12,5% des suffrages. A l'occasion des élections au
Parlement de 1992, la Ligue du Nord obtenait 8,7% au plan national
et 17,3% en Italie du Nord. Aux européennes de 1994, la Ligue
rassemblait 6,6% des suffrages. Le FPÖ est passé de 16,63% des
suffrages en 1990 à 22,64% des voix en 1994, à l'occasion des
législatives.
3 - Une autre dimension, mais qui doit faire l'objet d'une réflexion
spécifique, parce qu'englobant les jeunes et encore instables
démocraties nées de l'effondrement du camp communiste est la tendance
des nationalistes déçus par la lenteur et le lourdeur des coûts
sociaux de l'ouverture à l'Occident à se focaliser sur des conflits
souvent de nature ethnique.
4 - Peter Glotz, Die deutsche Rechte. Eine Streitschrift, Stuttgart 1989, p.41.
5 - John David Nagle, The National Democratic party, Los Angeles 1970,p. 197. |