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L'lnstitut pour la Mémoire européenne
La situation des musulmans dans les Balkans
depuis la chute du mur de Berlin
Alexandre Popovic
L'écroulement partiel ou total, selon les régions, dans les différents
pays européens, de ce que l'on appelait encore hier le "marxisme-léninisme",
a-t-il eu ou non des répercussions sur la situation des communautés
musulmanes balkaniques ? Si la réponse à cette question semble
indéniablement être oui, il est cependant encore difficile de
mesurer l'amplitude de ce phénomène (sauf dans le cas du désastre
subi par les musulmans de Bosnie-Herzégovine, ainsi que par les
deux autres populations de cette même région, et à plus forte
raison, par conséquent, d'essayer de le décrire. Il me paraît
néanmoins utile de faire de temps à autre, des tentatives dans
ce sens, tentatives envisagées comme un prolongement à mon étude
sur l'islam balkanique parue en 1986 (L'islam balkanique. Les musulmans du sud-est européen dans la
période post-ottomane, Berlin-Wiesbaden, Otto Harrassowitz Verlag).
Cela étant dit, et avant d'entamer, pays par pays, ce rapide tour
d'horizon (dans lequel j'inclurai également la Grèce, qui n'est
certes pas un "ex-pays de l'Est", mais fait partie des Balkans,
de même que la Hongrie, dont la question musulmane est liée de
façon indissociable à l'islam ottoman et post-ottoman sud-est
européen), je crois qu'il est nécessaire pour une meilleure compréhension
de faire deux remarques préliminaires de simple bon sens.
La première est que je travaille sur des minorités religieuses
"explosives" d'une partie de l'Europe, qui appartenaient jusqu'à
hier presque toutes (à une exception près, celle de la Grèce)
à des États dirigés par des régimes totalitaires et par des dictatures
faisant mine d'avoir une idéologie cohérente et d'être guidés
par une pseudo-science qui a fait des ravages un peu partout dans
le monde. Nous étions quelques uns à essayer d'expliquer qu'il
s'agissait en fait de "balivernes", mais en vain, car il était
impossible de se faire entendre. Or, la situation d'aujourd'hui
prouve que nous n'avions pas tout à fait raison : en réalité tout
fut cent fois pire que ce que nous avions cru nous-mêmes.
La seconde remarque est que les "sources" dont je dispose pour
cette brève analyse sont très disparates et pas toujours très
"nobles". Il s'agit, en effet, d'une part de ce que j'ai pu voir
ou entendre ici et là, et d'autre part de la presse locale où
l'on peut glaner de temps à autre des bribes de renseignements
(qu'il faut d'ailleurs décortiquer attentivement et "passer au
peigne fin", car quarante-cinq ans de mensonge institutionnalisé
dans tous les domaines ont fait des ravages en profondeur)...
J'aborderai ici tour à tour la situation dans les six pays du
sud-est européen : Albanie, Bulgarie, Grèce, Hongrie, Roumanie
et Yougoslavie, en commençant par les groupes les moins nombreux.
Hongrie
Contrairement à ce que l'on peut lire dans la presse arabe et
musulmane en général, la communauté musulmane hongroise telle
qu'elle avait existé avant 1940 n'existe plus à l'heure actuelle.
Mais on assiste tout de même dans ce pays, dans le domaine "islamique",
à un phénomène intéressant. Les spécialistes de ces questions
savent qu'après la Première guerre mondiale la Hongrie a été le
lieu des principales tentatives d'implantation en Europe du sud-est
et du centre-est de deux parmi les plus importantes "sectes" musulmanes,
à savoir celle des Ahmadiyya d'Inde et celle des Bah,â'îs. Elles
avaient disparu de la région au moment de l'éclatement de la Seconde
guerre mondiale. Or, il semblerait qu'aussitôt après l'écroulement
du régime communiste hongrois, les deux "sectes" en question auraient
été de retour dans le pays, d'où elle compterait rayonner de nouveau
dans cette partie du monde. Il est évidemment encore trop tôt
pour mesurer l'importance de ce phénomène et les résultats de
cette entreprise dont la réalisation ne peut être envisagée qu'à
long terme. Mais cela mérite d'être suivi de prés. Quant aux autres
musulmans du pays, ils ne sont pas organisés en une "communauté
religieuse unifiée". Il s'agit d'une part de quelques centaines
(ou de quelques milliers ?) d'Arabes, Turcs, Pakistanais et autres,
qui ont immigré (temporairement ?) en Hongrie, et d'autre part
d'une poignée de convertis locaux dont le nombre semble être à
l'heure actuelle tout à fait négligeable.
Roumanie
La communauté musulmane de Roumanie devrait compter actuellement
environ 50 000 personnes (0,2% de la population totale), Turcs
et Tatars, vivant pour l'essentiel dans la Dobroudja. On en trouve
également une poignée à Bucarest et quelques autres disséminés
à travers le pays. Depuis l'instauration du régime communiste,
c'est-à-dire depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, cette
petite communauté se trouvait dans une situation délicate : fermeture
des écoles turques et tatares en 1957; fermeture, en 1967, du
"séminaire musulman" de Medjidiya, seul établissement de ce genre
dans le pays, préparant le renouvellement des cadres religieux;
inexistence de publications religieuses musulmanesÝ; impossibilité de prendre part au pèlerinage à la Mecque. Après
1972, la situation internationale et les difficultés économiques
du pays avaient cependant fini par pousser les autorités roumaines
à accorder quelques concessions (au demeurant fort limitées) à
la communauté musulmane, mais ces concessions ne visaient naturellement
qu'à améliorer l'image de marque du régime auprès de certains
pays arabes et musulmans.
On a peu d'informations sur les conséquences de la chute du régime
des Ceausescu sur la situation actuelle de cette petite communauté.
Tout ce que l'on sait pour l'instant est que l'ancien müfti, un
homme très, âgé, accusé d'avoir collaboré avec l'ancien régime
a été remplacé, et qu'une nouvelle revue musulmane locale, intitulée
Karadeniz ("La mer noire"), paraît depuis plusieurs années. Il
y a eu aussi, avant 1992, plusieurs prises de contacts avec les
autorités musulmanes des pays voisins, et notamment avec ceux
de l'ex-Yougoslavie, à Skopje, Prishtina et Sarajevo. De plus,
quelques jeunes musulmans de Roumanie ont été envoyés au cours
de l'année 1991, faire des études dans le medrese de Gazi Husrev
Beg à Sarajevo, d'où ils sont revenus au moment de l'éclatement
de la guerre civile. On est, en revanche, beaucoup moins informé
sur les liens qui ont dû être noués aussi avec les divers organismes
religieux des pays arabes, de Turquie et des autres pays musulmans.
Grèce
Les musulmans de Grèce devraient être actuellement au nombre de
120000, âmes environ (donc à peu près 1,2% de la population totale
du pays). Ils appartiennent à trois communautés bien distinctes,
qui ne sont pas unifiées en une organisation commune. Il s'agit
des Turcs (et des Gitans) de Thrace occidentale, des Pomaks bulgarophones
des Rhodopes (dont la frange citadine se dissout d'ailleurs petit
à petit dans les milieux turcs de Thrace occidentale qui sont
beaucoup plus nombreux et infiniment mieux organisés), et enfin
d'une poignée de Turcs vivant dans les îles de Rhodes et de Kos.
Le principal groupe, celui de la Thrace occidentale, est une communauté
vivante, mais muselée par les autorités grecques, et très largement
tributaire des relations quotidiennes entre la Grèce et la Turquie,
relations sur lesquelles elle pèse également. Il y a huit ans,
on a assisté, au sujet de cette minorité religieuse, à un phénomène
assez curieux. En effet, alors que depuis une cinquantaine d'années,
très peu de publications avaient paru en Grèce sur cette petite
communauté (seulement un livre et une brochure depuis la fin de
la Seconde guerre mondiale, à ma connaissance), on a vu tout d'un
coup, dans les vitrines des principales librairies d'Athènes,
quatre nouveaux livres consacrés aux musulmans de Grèce, dont
trois parus en 1990 ! Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu'au
cours des élections grecques de juin 1989, le parti vainqueur
n'avait gagné que d'un cheveu, ce qui mettait pratiquement les
deux députés musulmans de Thrace occidentale en position de pouvoir
renverser le gouvernement ! Ce fut une affaire exceptionnelle,
mais qui ne pourra plus se reproduire dans les années à venir,
car une nouvelle loi a été votée depuis cette dernière date, d'après
laquelle un parti politique ne pourra être représenté à l'Assemblé
nationale que s'il obtient au moins 3% des voix. Précisons aussi
que l'un des quatre livres en question portait justement sur une
analyse détaillée du vote des musulmans de Grèce au cours des
élections de 1989. De plus, depuis une dizaine d'années le terme
"turc" est interdit pour désigner des citoyens grecs. Il est remplacé
par les termes "minoritaire" ou "musulman", même s'il est légal
de parler de "turcophones" ou de personnes "d'origine turque"
de Grèce.
Albanie
Islamisée à 70% au cours de la domination ottomane dans les Balkans,
l'Albanie comptait en 1945, donc juste après la prise de pouvoir
par le parti communiste local, 816 000 musulmans. Le reste de
la population se composait alors de 20% de chrétiens orthodoxes
et de 10% de catholiques. Vingt-deux ans plus tard, donc en 1967,
les mêmes autorités supprimèrent d'un trait de plume l'ensemble
des organisations religieuses du pays et fermèrent tous les lieux
de culte, sans aucune exception.
La chute du pouvoir communiste a amené, comme il fallait s'y attendre,
la réouverture des lieux de culte et nous sommes, depuis, dans
une phase de renouveau religieux de grande envergure en Albanie,
non seulement parmi les musulmans, mais aussi parmi les chrétiens
(orthodoxes et catholiques). Cela étant dit, il ne faut pas oublier
que ce pays se trouve dans un chaos indescriptible (notamment
depuis la toute récente "guerre civile" de 1997), aggravé par
une misère économique profonde.
La principale caractéristique de la communauté musulmane albanaise
est qu'elle se compose en fait de deux communautés parallèles,
indépendantes l'une de l'autre : celle des sunnites (55% de population
totale, située surtout dans le nord et dans le centre du pays)
et celle des bektachis (membres d'un ordre mystique musulman,
répandu surtout dans le sud, et en partie dans le centre du pays,
et qui compte 15% de la population). Ces deux communautés religieuses
sont dirigées chacune par leurs propres représentants. Trois principales
difficultés pèsent sur leur "reconstruction" : le manque de cadres,
la très forte laïcisation de la société opérée pendant la période
communiste, ainsi que la jeunesse de la population (plus de la
moitié a moins de 24 ans), sans parler de la très forte concurrence
des missionnaires des diverses églises (et sectes) chrétiennes,
qui jouent sur l'attrait que représente l'Occident. Cela dit,
la reconstruction se déroule différemment pour les sunnites et
pour les bektachis. Les premiers bénéficient en effet d'une aide
massive du monde musulman extérieur, qui a permis la rénovation
ou la construction de plusieurs centaines de mosquées, l'ouverture
d'une dizaine d'écoles musulmanes (avec 1 500 élèves, alors qu'environ
trois cents autres font leurs études dans divers pays musulmans),
la distribution de Corans et de livres religieux, la parution
de plusieurs journaux musulmans (dont le principal est Drita Islam, "La lumière islamique"), tout cela à travers l'activité de nombreuses
organisations arabes et musulmanes ayant des représentants sur
place. En revanche, les bektachis, qui professent un islam hétérodoxe,
rencontrent plus de difficultés pour se restructurer. Ils n'ont
pu rouvrir que 5-6 de leurs établissements et leur revue paraît
très irrégulièrement. De fait, ils ne bénéficient pas d'un appui
comparable à celui que reçoit la communauté musulmane sunnite,
mis à part l'aide - plutôt symbolique - des bektachis albanais
de la diaspora (Kosovo, Macédoine, Turquie, U.S.A.), ainsi que
le soutien de l'Iran qui a offert des bourses d'études pour de
jeunes bektachis.
Sur le plan politique, cette résurgence religieuse musulmane a
été utilisée par le Président de la République de l'époque, Sali
Berisha, pour faire adhérer l'Albanie, dés la fin de l'année 1992,
à l'Organisation de la Conférence Islamique. Par conséquent, l'islam
albanais semble dépendre plus des réseaux musulmans extérieurs
que d'une dynamique propre, car il a peu de possibilité d'augmenter
la ferveur religieuse de ses ouailles par un ethno-nationalisme
(comme c'est le cas par exemple des musulmans de Bosnie-Herzégovine,
ou celui des Albanais du Kosovo et de Macédoine qui sont musulmans
à 95%), car en Albanie même, comme nous l'avons vu plus haut,
l'identité nationale et l'identité religieuse ne coïncident nullement.
Bulgarie
D'après le recensement bulgare de 1992, la communauté musulmane
de Bulgarie compterait 1 078 000, mes, sur un total de 8 473 000
habitants, soit 12,7% de la population totale du pays. Elle se
compose de quatre groupes qui sont, sur le plan ethnique, très
différents les uns des autres.
Le premier groupe est celui des Bulgares islamisés (143 000 personnes,
mais certains auteurs citant le même recensement donnent le chiffre
de 220 000, voire de 268 000), que l'on appelle Pomaci (singulier
Pomak). Ils parlent le bulgare, ne connaissent pas la langue turque,
et vivent surtout dans les montagnes des Rhodopes et dans la région
de Razlog. Illettrés pour la plupart jusqu'à une période relativement
récente, ils n'ont pratiquement jamais eu d'intelligentsia locale.
Leur assimilation a été très fortement recherchée par les autorités
bulgares depuis l'indépendance du pays, puis forcée à outrance
par le pouvoir communiste au cours des dernières décennies. En
conséquence leur religiosité aurait dû subir, depuis 1878, date
de la création de la Bulgarie, et surtout depuis 1945, l'atteinte
du temps. Cependant, selon les dernières statistiques bulgares,
seulement 15% des Pomaks seraient des non-croyants.
Le groupe le plus important, et de loin, est celui des Turcs.
Leur nombre a beaucoup varié depuis 1878, et il est évidemment
susceptible de varier encore, suivant les fluctuations politiques
qui restent imprévisibles. Ils sont actuellement 813 000 (mais
certains auteurs font état de seulement 500 000 Turcs), disséminés
dans diverses régions de la Bulgarie (Deliorman, Dobroudja, le
long du Danube, Rhodope oriental). Nous ne savons pas au juste
combien d'entre eux sont réellement des musulmans pratiquants.
Selon les statistiques bulgares, seulement 13% des Turcs seraient
non-croyants.
On compte également en Bulgarie quelques milliers (ou quelques
dizaines de milliers, d'après certains auteurs) de Tatars, dont
au moins une partie, impossible à chiffrer, est composée de musulmans
pratiquants. Ils parlent le tatar et habitent principalement la
région de la Dobroudja, mais on en trouve aussi quelques îlots
disséminés ailleurs à travers le pays. Il y a lieu enfin de signaler
l'existence de 113 000 musulmans gitans (300 000 selon certaines
sources), qui sont généralement, tout comme les Gitans chrétiens,
de faible religiosité.
La situation religieuse de la communauté musulmane bulgare était,
jusqu'à la chute du pouvoir communiste, très mauvaise. L'exercice
de la religion était pourtant officiellement libre (comme partout
ailleurs dans les "pays de l'Est", sauf en Albanie à partir de
1967), mais l'État bulgare menait depuis 1945 une politique de
laïcisation et de bulgarisation très soutenue. Il entravait par
tous les moyens la liberté religieuse, aussi bien des chrétiens
que des musulmans. En ce qui concerne la communauté musulmane
plus particulièrement, cela s'est traduit par les faits suivants:
inféodation des hauts dirigeants religieux, suppression des fêtes
religieuses, inexistence de la presse musulmane, impossibilité
pour les musulmans de Bulgarie de prendre part au pèlerinage à
La Mecque, ni d'établir des contacts avec les communautés musulmanes
extérieures, prolifération des clubs "d'athéisme scientifique"
pour intensifier "le travail sur le terrain", etc. La campagne
de bulgarisation des noms turcs, notamment à partir de la fin
1984, a provoqué en 1989 l'exode massif vers la Turquie d'environ
350 000 musulmans.
Depuis l'écroulement "à retardement" du régime communiste local,
on a assisté à un retour massif au pays d'une grande partie (on
parle tantôt d'un tiers, tantôt de deux tiers, mais il est impossible
d'avoir des chiffres exacts) des musulmans turcs et pomaks qui
avaient émigré en 1989. Cette population, aigrie et à bout de
nerfs, se serait livrée à son retour, paraît-il, dans certaines
régions au moins, à des actes de brutalité sur des populations
bulgares chrétiennes. Celles-ci, à leur tour, s'estimant être
menacées et "lâchées" par les autorités bulgares se sont alors
organisées, prêtes à se défendre, en une "République de Razgrad",
d'aprés le nom d'une localité située dans le Nord-Est du pays.
Cette "République" a eu en effet, pendant quelques temps, une
existence plus ou moins effective...
Par la suite, la situation a évolué de façons assez favorable
pour les musulmans de Bulgarie, d'une part du fait que dans la
conjoncture politique actuelle aucun des deux principaux partis
du pays (Parti démocrate et Parti socialiste, c'est-à-dire ex-communiste)
ne peut compter gagner les élections sans faire une alliance avec
le "parti des Turcs"; d'autre part (ceci expliquant cela) du fait
de la normalisation de la vie religieuse des musulmans, ce qui
s'est traduit notamment par la totale liberté de culte, la célébration
des fêtes religieuses et la diffusion libre de la littérature
et des journaux musulmans (tels le Yeni isik "Nouvelle lumière" et "Le musulman".
Quant au "parti des Turcs", il s'agit en réalité de deux mouvements
bien distincts. Le premier est le "Mouvement pour les droits et
les libertés" (les partis politiques à base ethnique ou religieuse
sont officiellement interdits), dirigé par Ahmet Dogan, qui est
un parti politique non-religieux, liés aux milieux officiels de
Turquie. Il ne faut surtout pas le confondre avec le groupe des
musulmans religieux, avec lequel il est en opposition et en lutte
ouverte. Ce dernier est dirigé par le grand müfti. Mais suite
à des luttes internes, il y a actuellement deux grands müftis
en Bulgarie! Ce parti religieux entretient, à son tour, des relations
étroites avec des organisations religieuses musulmanes, et avant
tout avec celles de Turquie, d'Arabie Saoudite, du Koweit, des
Émirats du Golfe et du Pakistan.
On assiste donc chez les musulmans de Bulgarie à l'émergence non
seulement d'une mobilisation religieuse, mais aussi d'une mobilisation
ethnique. Et l'on voit les Turcs et les Pomaks garder leurs distances
vis-à-vis de la majorité bulgare et se replier sur eux-mêmes.
Cela dit, alors que les Turcs manifestent maintenant de plus en
plus ostensiblement leur conscience nationale turque et leur attachement
à la Turquie d'hier et d'aujourd'hui, les Pomaks, en revanche,
ont un problème de définition identitaire, car ils sont tiraillés
entre les Bulgares dont il partagent la langue et les Turcs dont
ils partagent la religion.
Quant aux relations inter-ethniques au sein de la communauté musulmane
de Bulgarie, il y aurait eu au cours de ces dernières années deux
tendances contradictoires. La première est la continuation d'une
tendance déjà ancienne, qui consiste en l'assimilation par le
groupe numériquement le plus important (donc celui des Turcs)
de groupes plus petits, en l'occurrence ceux des Tatars et des
Pomaks, dont certains membres se disent déjà Turcs. La seconde
tendance est l'accentuation des clivages ethniques entre les divers
groupes musulmans. Les Tatars cherchent à marquer leur identité
propre en demandant la réouverture des écoles primaires en tatar
et la possibilité de disposer d'un journal dans cette langue.
Les Pomaks grandement aidés dans ce sens par les missionnaires
venant d'Arabie Saoudite, de la Libye et du Pakistan se réclament
de plus en plus souvent être des descendants de populations arabes
ou autres. Celles-ci seraient arrivées en Bulgarie, pays dont
elles auraient adopté la langue et les moeurs, avant la conquête
ottomane, et n'auraient de ce fait aucun lien avec les Turcs et
les Tatars. On enregistre cependant des cas de Pomaks qui font
preuve d'un attachement profond aux racines ethniques bulgares,
allant parfois jusqu'à la conversion au christianisme. On remarquera
que dans tout cela, il n'est nullement question des musulmans
gitans, qui se trouvent tout en bas de l'échelle sociale, sont
souvent méprisés et généralement considérés comme "inassimilables".
Ex-Yougoslavie
On ne sait pas au juste combien il y avait de musulmans en Yougoslavie
avant l'éclatement de cet État et le début de la guerre civile
qui y a régné entre 1991 et 1995, étant donné que les recensements
effectués au cours des dernières décennies ne tenaient pas compte
de la confession. Leur nombre devait se situer cependant aux alentours
de quatre millions de personnes pour un total de 22 418 000 habitants
(recensement de 1981). Mais on ignore le pourcentage des pratiquants
parmi eux.
Les trois principaux groupes se trouvaient : en Bosnie-Herzégovine,
musulmans slaves de "nationalité musulmane" (dont l'existence
a été reconnue officiellement par les autorités communistes, pour
des raisons politiques, en 1969), musulmans de nationalité serbe
et musulmans de nationalité croate, voire de nationalité yougoslave,
en tout environ deux millions de personnes; en Serbie, dans la
région du Kosovo, musulmans albanais surtout au nombre d'environ
1 200 000, plus quelques milliers de musulmans turcs; enfin en
Macédoine, musulmans macédoniens, dont on ignore le nombre exact
(environ 100 000 ?), et environ 500 000 musulmans albanais, ainsi
qu'un peu moins de 100 000 musulmans turcs. A ces trois groupes
il fallait ajouter quelques dizaines de milliers de musulmans
au Monténégro (quelques rares musulmans monténégrins et beaucoup
de musulmans albanais), ainsi que quelques dizaines de milliers
de musulmans gitans et des dizaines de milliers d'autres musulmans
appartenant à toutes les nationalités citées qui se trouvaient
disséminés partout dans le pays.
Comme on le voit donc, la communauté musulmane yougoslave se présentait
en fait sous forme de plusieurs communautés régionales dont les
relations officielles (et non officielles) avec les autorités,
ainsi que la situation réelle sur le terrain, révélaient des différences
notables. C'est pourquoi si l'on cherche à comprendre la situation
exacte de ce puzzle complexe avant 1992, on doit examiner le cas
de chacune de ces communautés à part, ce qu'il est naturellement
impossible de faire ici. (On peut trouver une analyse détaillée
de la situation des musulmans yougoslaves pendant la période communiste
dans un petit livre que j'ai publié en 1990 à Lausanne, aux Éditions de l'Age d'Homme, sous
le titre Les musulmans yougoslaves (1945-1989) : médiateurs et métaphores).
Mais, après 45 années d'une stabilité factice imposée, les choses
ont rapidement évolué, de façons très différente d'ailleurs d'un
groupe de musulmans à l'autre. On n'a aucune information actuellement
sur une éventuelle évolution chez les musulmans gitans de Yougoslavie,
et peu concernant les musulmans albanais du Monténégro. La plupart
de ces derniers suivent la tendance générale des Albanais de Yougoslavie,
qui est la manifestation extrêmement forte d'un nationalisme albanais.
On a du mal à dire quelques choses de précis (sur le plan religieux)
concernant les musulmans turcs de Yougoslavie, dont la presse
reste résolument laïque et encore très fidèle à son discours "progressiste",
"révolutionnaire" et pseudo-marxiste des dernières décennies.
Un parti politique turc "indépendant" a été créé, qui cherche
à attirer en son sein l'ensemble de la population turque du pays.
Mais j'ignore sa position vis-à-vis du phénomène religieux, si
toutefois celle-ci a vraiment été explicitée.
On entend parler de plus en plus des musulmans macédoniens, d'origine
slave, qui, visiblement poussés par les autorités politiques macédoniennes,
cherchent à se structurer de façons reconnue, par rapport aux
musulmans albanais de Macédoine. Ils tentent surtout de s'affranchir
de la mainmise sur la direction de la communauté musulmane de
Macédoine par des musulmans albanais locaux, dont le nombre a
beaucoup augmenté au cours des dernières années de la période
communiste, en partie du fait de l'infiltration d'Albanais du
Kosovo en Macédoine occidentale. Mais cette tentative semble difficilement
réalisable à cause du très petit nombre d'intellectuels dont dispose
ce groupe restreint. Cette situation complexe peut être suivie
à travers les pages du journal musulman local, paraissant en macédonien,
en albanais et en turc, intitulé el-Hilal / HÎna e re/ Mlada meseËina ("Le croissant").
Au Kosovo, l'explosion du nationalisme albanais masque les possibilités
d'analyser l'importance réelle de la religion musulmane au sein
de la population albanaise (côté mosquée et côté confréries mystiques).
La tendance générale de ce groupe peut être résumée en trois points
: a) manifestation extrêmement forte d'un nationalisme albanais
plutôt laïc, mais dans lequel la fibre musulmane n'est pas forcément
absente, b) boycottage plus ou moins complet de l'Etat yougoslave
et de ses institutions, c) volonté - on ne peut plus clairement
exprimée - de séparatisme.
C'est évidemment la situation des musulmans de Bosnie-Herzégovine
qui est devenue la plus tragique. Les premières élections libres
depuis la Seconde guerre mondiale ont vu d'abord la déroute absolue
du Parti communiste local et la victoire du fraîchement créé parti
politique musulman qui regroupait à cette occasion en une "union
sacrée" toutes les tendances existantes. Peu de temps plus tard,
ce parti politique musulman a éclaté en plusieurs fractions dont
les trois principales branches pouvaient être qualifiées de "religieuse",
"laïque" et "gauchisante" (celle-ci regroupant les communistes,
les marxistes et les pseudo-marxistes). Mais très rapidement ce
dernier groupe a sombré, corps et ,me, ne laissant sur place que
les deux autres branches qui se sont affronté de plus en plus
ouvertement au cours de nombreux meetings de leurs adhérents respectifs
et à travers leurs organes de presse. La situation était loin
d'être claire aussi bien quant à la distribution des postes-clés,
que quant aux options à brève et à longue échéance du nouveau
gouvernement, et à ses véritables tendances, lorsque la guerre
civile yougoslave s'est propagée sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine.
Cette guerre civile a été déclenchée d'une part par les orthodoxes
(donc les Serbes) et les catholiques (donc les Croates) de Bosnie-Herzégovine,
qui refusaient à tout prix de devoir vivre un jour dans un pays
qui allait devenir, estimaient-ils à tort ou à raison, une République
islamique. Elle a été déclenchée d'autre part par une "armée populaire",
ainsi que par diverses polices et milices caractéristiques des
ex-pays de l'Est, surabondamment armées et équipées, depuis une
quarantaine d'années, en vue de la défense du régime titiste face
à une éventuelle attaque soviétique. Au moment de l'écroulement
du monde communiste, celles-ci ont su entraîner derrière elles,
dans des camps opposés, les divers nationalismes, tous à dominante,
pour ne pas dire à base religieuse, que le régime précédent avait
su utiliser pour ses propres besoins. Cette guerre civile s'est
donc transformée très rapidement en une guerre ethnique et religieuse.
Cela a conduit à un désastre général pour l'ensemble des populations
de la région, dont les conséquences se ressentiront pendant des
décennies. En ce qui concerne les musulmans, la situation religieuse
est maintenant plus que jamais inextricablement liée à leur identité
nationale, amalgame sur lequel jouent les dirigeants actuels.
Ceci ne présage rien de bon pour les musulmans laïcs, dont le
nombre était auparavant relativement important. On peut suivre
l'évolution générale des événements à travers tout un lot de journaux
politiques et religieux de Bosnie-Herzégovine, où la propagande
tient une grande place. A tout cela s'ajoute l'énorme intérêt
du monde musulman extérieur pour cette partie d'Europe et la présence
militaire de divers pays occidentaux, qui, après avoir commis
plus d'une erreur sur le plan politique, s'enlisent maintenant
dans un bourbier dont ils auront du mal à sortir. Le futur de
la population musulmane de Bosnie-Herzégovine après leur départ
reste une interrogation.
Conclusion
Pour essayer de comprendre globalement o en sont les musulmans
des Balkans depuis la chute du mur de Berlin, on doit avoir présents
¦ l'esprit les points suivants.
1. On a assisté, dans cinq des six pays de cette zone, et cela
de façons éminemment spectaculaire, à un écroulement de toutes
les structures mises en place pendant la période de "soviétisation",
et périodiquement "raccommodées" au nom d'innombrables réformes
qui essayaient continuellement de masquer l'essentiel, à savoir
la faillite économique et morale des régimes communistes locaux.
L'éclatement de ces régimes a mis fin également à une présentation
fausse, imposée d'en haut, de la situation des diverses communautés
musulmanes balkaniques, y compris à elles-mêmes. Il s'ensuit aujourd'hui,
dans la plupart de celles-ci, une période de confusion, notamment
sur le plan identitaire (religieux, ethnique, voire "national").
Cette période de chaos durera très certainement longtemps, du
fait que cette situation est aggravée partout par un désastre
économique sans précédent.
2. Il en résulte maintenant une multiplicité de discours provenant
de divers groupes de musulmans, selon les pays, les groupes ethniques
ou régionaux. Le passé et le présent sont réinterprétés à travers
un grand nombre de publications (journaux et revues). Dans ces
discours, le dénominateur commun est la dénonciation des mauvaises
conditions d'existence non seulement au cours de la période communiste,
mais aussi pendant les périodes précédentes, au sein des Etats-nations
dont les musulmans ne partageaient pas l'idéologie nationale (sauf
dans le cas de l'Albanie). Ces nouvelles interprétations se font
au nom d'un islam idéalisé, en gommant constamment les différences
existantes dans le monde musulman extérieur (entre sunnites et
chiites, entre mouvements réformistes et mouvements traditionalistes,
etc.), et en cherchant à évacuer l'existence de l'intégrisme et
du fondamentalisme musulman. D'autre part, dans ces interprétations
on ne cherche pas à définir clairement la place possible de ces
minorités religieuses dans la société balkanique de demain, où
celles-ci sont pourtant appelées à vivre.
3. Pour ce qui est de la reconstruction des communautés musulmanes,
elle se produit à des rythmes et selon des modes différents selon
les cas. Cependant, partout, sauf en Bosnie-Herzégovine, le manque
de cadres et de moyens financiers se fait sentir. Mais, le renouveau
islamique étant suivi de près par le monde musulman extérieur,
on constate que celui-ci s'immisce de plus en plus, à travers
l'envoi de missionnaires, l'ouverture d'écoles religieuses et
une aide financière pas toujours désintéressée. Là aussi, il y
a multiplicité, car chacun des mouvements islamiques présents
apporte sa politique, son idéologie et son islam.
4. On observe maintenant dans la société balkanique deux types
de clivages, d'une part entre musulmans et non-musulmans, d'autre
part entre les musulmans eux-mêmes. De fait, dans la plupart des
cas, la cohabitation entre les communautés musulmanes et la population
non-musulmane est difficile, à cause d'une hostilité mutuelle
qui repose sur un contentieux ancien et extrêmement fort. Quant
aux clivages entre musulmans, ils se manifestent d'un côté par
une nette séparation des groupes ethniques, et de l'autre par
une divergence entre musulmans religieux et musulmans laïcs. On
peut dire donc que la chute du mur de Berlin a ouvert le chemin,
pour ce qui est des musulmans, à une mobilisation politique au
service des intérêts ethniques et religieux à la fois.
5. Quoiqu'il en soit, à moins de regrouper les populations musulmanes
balkaniques dans des enclaves à part, pour créer des Etats musulmans
à l'image de ce qui a été fait au Pakistan par exemple, partout
(sauf en Albanie) ces communautés musulmanes des Balkans resteront
des minorités religieuses vivant à l'intérieur d'Etats non-musulmans.
Leurs dirigeants seront appelés donc, comme par le passé, à faire
du marchandage avec les autorités de ces Etats "mécréants". Ce
marchandage se soldera par des compromis plus ou moins satisfaisants
pour les différents groupes en question, créant ainsi des germes
de mécontentement et d'éventuelles frictions, suivant des fluctuations
imprévisibles, oscillant entre l'intransigeance et la volonté
de chercher des "arrangements" acceptables. Parallèlement, les
jeunes musulmans locaux iront faire leurs études (ou "études"),
religieuses et autres, à al-Azhar, en Arabie Saoudite, en Libye,
en Iran et ailleurs ... Que récolteront-ils et que sémeront-ils
à leur retour ? Nul ne le sait. Ce que nous savons cependant,
c'est que la guerre civile, ethnique et religieuse, en Bosnie-Herzégovine,
a envenimé pour très longtemps les relations entre les diverses
populations en présence, et a créé une lourde tension entre les
musulmans et les non-musulmans dans l'ensemble des Balkans. Et
on voit mal, pour l'instant, quand et comment cette crise profonde
et ses conséquences, pourraient être éliminées.
Alexandre.POPOVIC. |