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La Situation des Musulmans dans les Balkans après la chute du mur de Berlin .

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Les identites individuelles, les identités collectives: nouvelles interrogations.

Patrick MOREAU

Les intellectuels face à la tentation populiste de droite en Europe et le retour du nationalisme.

Rafail FAINBERG Extrèmisme en Russie.

Panayote Elias DIMITRAS L'intolérance des Etats nation envers les minorités ethniques et religieuses .

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L' Eglise Orthodoxe dans la société post-communiste: le cas de l'Ukraine.

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La situation des musulmans dans les Balkans

depuis la chute du mur de Berlin

Alexandre Popovic

L'écroulement partiel ou total, selon les régions, dans les différents pays européens, de ce que l'on appelait encore hier le "marxisme-léninisme", a-t-il eu ou non des répercussions sur la situation des communautés musulmanes balkaniques ? Si la réponse à cette question semble indéniablement être oui, il est cependant encore difficile de mesurer l'amplitude de ce phénomène (sauf dans le cas du désastre subi par les musulmans de Bosnie-Herzégovine, ainsi que par les deux autres populations de cette même région, et à plus forte raison, par conséquent, d'essayer de le décrire. Il me paraît néanmoins utile de faire de temps à autre, des tentatives dans ce sens, tentatives envisagées comme un prolongement à mon étude sur l'islam balkanique parue en 1986 (L'islam balkanique. Les musulmans du sud-est européen dans la période post-ottomane, Berlin-Wiesbaden, Otto Harrassowitz Verlag).

Cela étant dit, et avant d'entamer, pays par pays, ce rapide tour d'horizon (dans lequel j'inclurai également la Grèce, qui n'est certes pas un "ex-pays de l'Est", mais fait partie des Balkans, de même que la Hongrie, dont la question musulmane est liée de façon indissociable à l'islam ottoman et post-ottoman sud-est européen), je crois qu'il est nécessaire pour une meilleure compréhension de faire deux remarques préliminaires de simple bon sens.

La première est que je travaille sur des minorités religieuses "explosives" d'une partie de l'Europe, qui appartenaient jusqu'à hier presque toutes (à une exception près, celle de la Grèce) à des États dirigés par des régimes totalitaires et par des dictatures faisant mine d'avoir une idéologie cohérente et d'être guidés par une pseudo-science qui a fait des ravages un peu partout dans le monde. Nous étions quelques uns à essayer d'expliquer qu'il s'agissait en fait de "balivernes", mais en vain, car il était impossible de se faire entendre. Or, la situation d'aujourd'hui prouve que nous n'avions pas tout à fait raison : en réalité tout fut cent fois pire que ce que nous avions cru nous-mêmes.

La seconde remarque est que les "sources" dont je dispose pour cette brève analyse sont très disparates et pas toujours très "nobles". Il s'agit, en effet, d'une part de ce que j'ai pu voir ou entendre ici et là, et d'autre part de la presse locale où l'on peut glaner de temps à autre des bribes de renseignements (qu'il faut d'ailleurs décortiquer attentivement et "passer au peigne fin", car quarante-cinq ans de mensonge institutionnalisé dans tous les domaines ont fait des ravages en profondeur)...

J'aborderai ici tour à tour la situation dans les six pays du sud-est européen : Albanie, Bulgarie, Grèce, Hongrie, Roumanie et Yougoslavie, en commençant par les groupes les moins nombreux.

Hongrie

Contrairement à ce que l'on peut lire dans la presse arabe et musulmane en général, la communauté musulmane hongroise telle qu'elle avait existé avant 1940 n'existe plus à l'heure actuelle. Mais on assiste tout de même dans ce pays, dans le domaine "islamique", à un phénomène intéressant. Les spécialistes de ces questions savent qu'après la Première guerre mondiale la Hongrie a été le lieu des principales tentatives d'implantation en Europe du sud-est et du centre-est de deux parmi les plus importantes "sectes" musulmanes, à savoir celle des Ahmadiyya d'Inde et celle des Bah,â'îs. Elles avaient disparu de la région au moment de l'éclatement de la Seconde guerre mondiale. Or, il semblerait qu'aussitôt après l'écroulement du régime communiste hongrois, les deux "sectes" en question auraient été de retour dans le pays, d'où elle compterait rayonner de nouveau dans cette partie du monde. Il est évidemment encore trop tôt pour mesurer l'importance de ce phénomène et les résultats de cette entreprise dont la réalisation ne peut être envisagée qu'à long terme. Mais cela mérite d'être suivi de prés. Quant aux autres musulmans du pays, ils ne sont pas organisés en une "communauté religieuse unifiée". Il s'agit d'une part de quelques centaines (ou de quelques milliers ?) d'Arabes, Turcs, Pakistanais et autres, qui ont immigré (temporairement ?) en Hongrie, et d'autre part d'une poignée de convertis locaux dont le nombre semble être à l'heure actuelle tout à fait négligeable.

Roumanie

La communauté musulmane de Roumanie devrait compter actuellement environ 50 000 personnes (0,2% de la population totale), Turcs et Tatars, vivant pour l'essentiel dans la Dobroudja. On en trouve également une poignée à Bucarest et quelques autres disséminés à travers le pays. Depuis l'instauration du régime communiste, c'est-à-dire depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, cette petite communauté se trouvait dans une situation délicate : fermeture des écoles turques et tatares en 1957; fermeture, en 1967, du "séminaire musulman" de Medjidiya, seul établissement de ce genre dans le pays, préparant le renouvellement des cadres religieux; inexistence de publications religieuses musulmanesÝ; impossibilité de prendre part au pèlerinage à la Mecque. Après 1972, la situation internationale et les difficultés économiques du pays avaient cependant fini par pousser les autorités roumaines à accorder quelques concessions (au demeurant fort limitées) à la communauté musulmane, mais ces concessions ne visaient naturellement qu'à améliorer l'image de marque du régime auprès de certains pays arabes et musulmans.

On a peu d'informations sur les conséquences de la chute du régime des Ceausescu sur la situation actuelle de cette petite communauté. Tout ce que l'on sait pour l'instant est que l'ancien müfti, un homme très, âgé, accusé d'avoir collaboré avec l'ancien régime a été remplacé, et qu'une nouvelle revue musulmane locale, intitulée Karadeniz ("La mer noire"), paraît depuis plusieurs années. Il y a eu aussi, avant 1992, plusieurs prises de contacts avec les autorités musulmanes des pays voisins, et notamment avec ceux de l'ex-Yougoslavie, à Skopje, Prishtina et Sarajevo. De plus, quelques jeunes musulmans de Roumanie ont été envoyés au cours de l'année 1991, faire des études dans le medrese de Gazi Husrev Beg à Sarajevo, d'où ils sont revenus au moment de l'éclatement de la guerre civile. On est, en revanche, beaucoup moins informé sur les liens qui ont dû être noués aussi avec les divers organismes religieux des pays arabes, de Turquie et des autres pays musulmans.

Grèce

Les musulmans de Grèce devraient être actuellement au nombre de 120000, âmes environ (donc à peu près 1,2% de la population totale du pays). Ils appartiennent à trois communautés bien distinctes, qui ne sont pas unifiées en une organisation commune. Il s'agit des Turcs (et des Gitans) de Thrace occidentale, des Pomaks bulgarophones des Rhodopes (dont la frange citadine se dissout d'ailleurs petit à petit dans les milieux turcs de Thrace occidentale qui sont beaucoup plus nombreux et infiniment mieux organisés), et enfin d'une poignée de Turcs vivant dans les îles de Rhodes et de Kos.

Le principal groupe, celui de la Thrace occidentale, est une communauté vivante, mais muselée par les autorités grecques, et très largement tributaire des relations quotidiennes entre la Grèce et la Turquie, relations sur lesquelles elle pèse également. Il y a huit ans, on a assisté, au sujet de cette minorité religieuse, à un phénomène assez curieux. En effet, alors que depuis une cinquantaine d'années, très peu de publications avaient paru en Grèce sur cette petite communauté (seulement un livre et une brochure depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, à ma connaissance), on a vu tout d'un coup, dans les vitrines des principales librairies d'Athènes, quatre nouveaux livres consacrés aux musulmans de Grèce, dont trois parus en 1990 ! Pourquoi cela ? Tout simplement parce qu'au cours des élections grecques de juin 1989, le parti vainqueur n'avait gagné que d'un cheveu, ce qui mettait pratiquement les deux députés musulmans de Thrace occidentale en position de pouvoir renverser le gouvernement ! Ce fut une affaire exceptionnelle, mais qui ne pourra plus se reproduire dans les années à venir, car une nouvelle loi a été votée depuis cette dernière date, d'après laquelle un parti politique ne pourra être représenté à l'Assemblé nationale que s'il obtient au moins 3% des voix. Précisons aussi que l'un des quatre livres en question portait justement sur une analyse détaillée du vote des musulmans de Grèce au cours des élections de 1989. De plus, depuis une dizaine d'années le terme "turc" est interdit pour désigner des citoyens grecs. Il est remplacé par les termes "minoritaire" ou "musulman", même s'il est légal de parler de "turcophones" ou de personnes "d'origine turque" de Grèce.

Albanie

Islamisée à 70% au cours de la domination ottomane dans les Balkans, l'Albanie comptait en 1945, donc juste après la prise de pouvoir par le parti communiste local, 816 000 musulmans. Le reste de la population se composait alors de 20% de chrétiens orthodoxes et de 10% de catholiques. Vingt-deux ans plus tard, donc en 1967, les mêmes autorités supprimèrent d'un trait de plume l'ensemble des organisations religieuses du pays et fermèrent tous les lieux de culte, sans aucune exception.

La chute du pouvoir communiste a amené, comme il fallait s'y attendre, la réouverture des lieux de culte et nous sommes, depuis, dans une phase de renouveau religieux de grande envergure en Albanie, non seulement parmi les musulmans, mais aussi parmi les chrétiens (orthodoxes et catholiques). Cela étant dit, il ne faut pas oublier que ce pays se trouve dans un chaos indescriptible (notamment depuis la toute récente "guerre civile" de 1997), aggravé par une misère économique profonde.

La principale caractéristique de la communauté musulmane albanaise est qu'elle se compose en fait de deux communautés parallèles, indépendantes l'une de l'autre : celle des sunnites (55% de population totale, située surtout dans le nord et dans le centre du pays) et celle des bektachis (membres d'un ordre mystique musulman, répandu surtout dans le sud, et en partie dans le centre du pays, et qui compte 15% de la population). Ces deux communautés religieuses sont dirigées chacune par leurs propres représentants. Trois principales difficultés pèsent sur leur "reconstruction" : le manque de cadres, la très forte laïcisation de la société opérée pendant la période communiste, ainsi que la jeunesse de la population (plus de la moitié a moins de 24 ans), sans parler de la très forte concurrence des missionnaires des diverses églises (et sectes) chrétiennes, qui jouent sur l'attrait que représente l'Occident. Cela dit, la reconstruction se déroule différemment pour les sunnites et pour les bektachis. Les premiers bénéficient en effet d'une aide massive du monde musulman extérieur, qui a permis la rénovation ou la construction de plusieurs centaines de mosquées, l'ouverture d'une dizaine d'écoles musulmanes (avec 1 500 élèves, alors qu'environ trois cents autres font leurs études dans divers pays musulmans), la distribution de Corans et de livres religieux, la parution de plusieurs journaux musulmans (dont le principal est Drita Islam, "La lumière islamique"), tout cela à travers l'activité de nombreuses organisations arabes et musulmanes ayant des représentants sur place. En revanche, les bektachis, qui professent un islam hétérodoxe, rencontrent plus de difficultés pour se restructurer. Ils n'ont pu rouvrir que 5-6 de leurs établissements et leur revue paraît très irrégulièrement. De fait, ils ne bénéficient pas d'un appui comparable à celui que reçoit la communauté musulmane sunnite, mis à part l'aide - plutôt symbolique - des bektachis albanais de la diaspora (Kosovo, Macédoine, Turquie, U.S.A.), ainsi que le soutien de l'Iran qui a offert des bourses d'études pour de jeunes bektachis.

Sur le plan politique, cette résurgence religieuse musulmane a été utilisée par le Président de la République de l'époque, Sali Berisha, pour faire adhérer l'Albanie, dés la fin de l'année 1992, à l'Organisation de la Conférence Islamique. Par conséquent, l'islam albanais semble dépendre plus des réseaux musulmans extérieurs que d'une dynamique propre, car il a peu de possibilité d'augmenter la ferveur religieuse de ses ouailles par un ethno-nationalisme (comme c'est le cas par exemple des musulmans de Bosnie-Herzégovine, ou celui des Albanais du Kosovo et de Macédoine qui sont musulmans à 95%), car en Albanie même, comme nous l'avons vu plus haut, l'identité nationale et l'identité religieuse ne coïncident nullement.

Bulgarie

D'après le recensement bulgare de 1992, la communauté musulmane de Bulgarie compterait 1 078 000, mes, sur un total de 8 473 000 habitants, soit 12,7% de la population totale du pays. Elle se compose de quatre groupes qui sont, sur le plan ethnique, très différents les uns des autres.

Le premier groupe est celui des Bulgares islamisés (143 000 personnes, mais certains auteurs citant le même recensement donnent le chiffre de 220 000, voire de 268 000), que l'on appelle Pomaci (singulier Pomak). Ils parlent le bulgare, ne connaissent pas la langue turque, et vivent surtout dans les montagnes des Rhodopes et dans la région de Razlog. Illettrés pour la plupart jusqu'à une période relativement récente, ils n'ont pratiquement jamais eu d'intelligentsia locale. Leur assimilation a été très fortement recherchée par les autorités bulgares depuis l'indépendance du pays, puis forcée à outrance par le pouvoir communiste au cours des dernières décennies. En conséquence leur religiosité aurait dû subir, depuis 1878, date de la création de la Bulgarie, et surtout depuis 1945, l'atteinte du temps. Cependant, selon les dernières statistiques bulgares, seulement 15% des Pomaks seraient des non-croyants.

Le groupe le plus important, et de loin, est celui des Turcs. Leur nombre a beaucoup varié depuis 1878, et il est évidemment susceptible de varier encore, suivant les fluctuations politiques qui restent imprévisibles. Ils sont actuellement 813 000 (mais certains auteurs font état de seulement 500 000 Turcs), disséminés dans diverses régions de la Bulgarie (Deliorman, Dobroudja, le long du Danube, Rhodope oriental). Nous ne savons pas au juste combien d'entre eux sont réellement des musulmans pratiquants. Selon les statistiques bulgares, seulement 13% des Turcs seraient non-croyants.

On compte également en Bulgarie quelques milliers (ou quelques dizaines de milliers, d'après certains auteurs) de Tatars, dont au moins une partie, impossible à chiffrer, est composée de musulmans pratiquants. Ils parlent le tatar et habitent principalement la région de la Dobroudja, mais on en trouve aussi quelques îlots disséminés ailleurs à travers le pays. Il y a lieu enfin de signaler l'existence de 113 000 musulmans gitans (300 000 selon certaines sources), qui sont généralement, tout comme les Gitans chrétiens, de faible religiosité.

La situation religieuse de la communauté musulmane bulgare était, jusqu'à la chute du pouvoir communiste, très mauvaise. L'exercice de la religion était pourtant officiellement libre (comme partout ailleurs dans les "pays de l'Est", sauf en Albanie à partir de 1967), mais l'État bulgare menait depuis 1945 une politique de laïcisation et de bulgarisation très soutenue. Il entravait par tous les moyens la liberté religieuse, aussi bien des chrétiens que des musulmans. En ce qui concerne la communauté musulmane plus particulièrement, cela s'est traduit par les faits suivants: inféodation des hauts dirigeants religieux, suppression des fêtes religieuses, inexistence de la presse musulmane, impossibilité pour les musulmans de Bulgarie de prendre part au pèlerinage à La Mecque, ni d'établir des contacts avec les communautés musulmanes extérieures, prolifération des clubs "d'athéisme scientifique" pour intensifier "le travail sur le terrain", etc. La campagne de bulgarisation des noms turcs, notamment à partir de la fin 1984, a provoqué en 1989 l'exode massif vers la Turquie d'environ 350 000 musulmans.

Depuis l'écroulement "à retardement" du régime communiste local, on a assisté à un retour massif au pays d'une grande partie (on parle tantôt d'un tiers, tantôt de deux tiers, mais il est impossible d'avoir des chiffres exacts) des musulmans turcs et pomaks qui avaient émigré en 1989. Cette population, aigrie et à bout de nerfs, se serait livrée à son retour, paraît-il, dans certaines régions au moins, à des actes de brutalité sur des populations bulgares chrétiennes. Celles-ci, à leur tour, s'estimant être menacées et "lâchées" par les autorités bulgares se sont alors organisées, prêtes à se défendre, en une "République de Razgrad", d'aprés le nom d'une localité située dans le Nord-Est du pays. Cette "République" a eu en effet, pendant quelques temps, une existence plus ou moins effective...

Par la suite, la situation a évolué de façons assez favorable pour les musulmans de Bulgarie, d'une part du fait que dans la conjoncture politique actuelle aucun des deux principaux partis du pays (Parti démocrate et Parti socialiste, c'est-à-dire ex-communiste) ne peut compter gagner les élections sans faire une alliance avec le "parti des Turcs"; d'autre part (ceci expliquant cela) du fait de la normalisation de la vie religieuse des musulmans, ce qui s'est traduit notamment par la totale liberté de culte, la célébration des fêtes religieuses et la diffusion libre de la littérature et des journaux musulmans (tels le Yeni isik "Nouvelle lumière" et "Le musulman".

Quant au "parti des Turcs", il s'agit en réalité de deux mouvements bien distincts. Le premier est le "Mouvement pour les droits et les libertés" (les partis politiques à base ethnique ou religieuse sont officiellement interdits), dirigé par Ahmet Dogan, qui est un parti politique non-religieux, liés aux milieux officiels de Turquie. Il ne faut surtout pas le confondre avec le groupe des musulmans religieux, avec lequel il est en opposition et en lutte ouverte. Ce dernier est dirigé par le grand müfti. Mais suite à des luttes internes, il y a actuellement deux grands müftis en Bulgarie! Ce parti religieux entretient, à son tour, des relations étroites avec des organisations religieuses musulmanes, et avant tout avec celles de Turquie, d'Arabie Saoudite, du Koweit, des Émirats du Golfe et du Pakistan.

On assiste donc chez les musulmans de Bulgarie à l'émergence non seulement d'une mobilisation religieuse, mais aussi d'une mobilisation ethnique. Et l'on voit les Turcs et les Pomaks garder leurs distances vis-à-vis de la majorité bulgare et se replier sur eux-mêmes. Cela dit, alors que les Turcs manifestent maintenant de plus en plus ostensiblement leur conscience nationale turque et leur attachement à la Turquie d'hier et d'aujourd'hui, les Pomaks, en revanche, ont un problème de définition identitaire, car ils sont tiraillés entre les Bulgares dont il partagent la langue et les Turcs dont ils partagent la religion.

Quant aux relations inter-ethniques au sein de la communauté musulmane de Bulgarie, il y aurait eu au cours de ces dernières années deux tendances contradictoires. La première est la continuation d'une tendance déjà ancienne, qui consiste en l'assimilation par le groupe numériquement le plus important (donc celui des Turcs) de groupes plus petits, en l'occurrence ceux des Tatars et des Pomaks, dont certains membres se disent déjà Turcs. La seconde tendance est l'accentuation des clivages ethniques entre les divers groupes musulmans. Les Tatars cherchent à marquer leur identité propre en demandant la réouverture des écoles primaires en tatar et la possibilité de disposer d'un journal dans cette langue. Les Pomaks grandement aidés dans ce sens par les missionnaires venant d'Arabie Saoudite, de la Libye et du Pakistan se réclament de plus en plus souvent être des descendants de populations arabes ou autres. Celles-ci seraient arrivées en Bulgarie, pays dont elles auraient adopté la langue et les moeurs, avant la conquête ottomane, et n'auraient de ce fait aucun lien avec les Turcs et les Tatars. On enregistre cependant des cas de Pomaks qui font preuve d'un attachement profond aux racines ethniques bulgares, allant parfois jusqu'à la conversion au christianisme. On remarquera que dans tout cela, il n'est nullement question des musulmans gitans, qui se trouvent tout en bas de l'échelle sociale, sont souvent méprisés et généralement considérés comme "inassimilables".

Ex-Yougoslavie

On ne sait pas au juste combien il y avait de musulmans en Yougoslavie avant l'éclatement de cet État et le début de la guerre civile qui y a régné entre 1991 et 1995, étant donné que les recensements effectués au cours des dernières décennies ne tenaient pas compte de la confession. Leur nombre devait se situer cependant aux alentours de quatre millions de personnes pour un total de 22 418 000 habitants (recensement de 1981). Mais on ignore le pourcentage des pratiquants parmi eux.

Les trois principaux groupes se trouvaient : en Bosnie-Herzégovine, musulmans slaves de "nationalité musulmane" (dont l'existence a été reconnue officiellement par les autorités communistes, pour des raisons politiques, en 1969), musulmans de nationalité serbe et musulmans de nationalité croate, voire de nationalité yougoslave, en tout environ deux millions de personnes; en Serbie, dans la région du Kosovo, musulmans albanais surtout au nombre d'environ 1 200 000, plus quelques milliers de musulmans turcs; enfin en Macédoine, musulmans macédoniens, dont on ignore le nombre exact (environ 100 000 ?), et environ 500 000 musulmans albanais, ainsi qu'un peu moins de 100 000 musulmans turcs. A ces trois groupes il fallait ajouter quelques dizaines de milliers de musulmans au Monténégro (quelques rares musulmans monténégrins et beaucoup de musulmans albanais), ainsi que quelques dizaines de milliers de musulmans gitans et des dizaines de milliers d'autres musulmans appartenant à toutes les nationalités citées qui se trouvaient disséminés partout dans le pays.

Comme on le voit donc, la communauté musulmane yougoslave se présentait en fait sous forme de plusieurs communautés régionales dont les relations officielles (et non officielles) avec les autorités, ainsi que la situation réelle sur le terrain, révélaient des différences notables. C'est pourquoi si l'on cherche à comprendre la situation exacte de ce puzzle complexe avant 1992, on doit examiner le cas de chacune de ces communautés à part, ce qu'il est naturellement impossible de faire ici. (On peut trouver une analyse détaillée de la situation des musulmans yougoslaves pendant la période communiste dans un petit livre que j'ai publié en 1990 à Lausanne, aux Éditions de l'Age d'Homme, sous le titre Les musulmans yougoslaves (1945-1989) : médiateurs et métaphores).

Mais, après 45 années d'une stabilité factice imposée, les choses ont rapidement évolué, de façons très différente d'ailleurs d'un groupe de musulmans à l'autre. On n'a aucune information actuellement sur une éventuelle évolution chez les musulmans gitans de Yougoslavie, et peu concernant les musulmans albanais du Monténégro. La plupart de ces derniers suivent la tendance générale des Albanais de Yougoslavie, qui est la manifestation extrêmement forte d'un nationalisme albanais.

On a du mal à dire quelques choses de précis (sur le plan religieux) concernant les musulmans turcs de Yougoslavie, dont la presse reste résolument laïque et encore très fidèle à son discours "progressiste", "révolutionnaire" et pseudo-marxiste des dernières décennies. Un parti politique turc "indépendant" a été créé, qui cherche à attirer en son sein l'ensemble de la population turque du pays. Mais j'ignore sa position vis-à-vis du phénomène religieux, si toutefois celle-ci a vraiment été explicitée.

On entend parler de plus en plus des musulmans macédoniens, d'origine slave, qui, visiblement poussés par les autorités politiques macédoniennes, cherchent à se structurer de façons reconnue, par rapport aux musulmans albanais de Macédoine. Ils tentent surtout de s'affranchir de la mainmise sur la direction de la communauté musulmane de Macédoine par des musulmans albanais locaux, dont le nombre a beaucoup augmenté au cours des dernières années de la période communiste, en partie du fait de l'infiltration d'Albanais du Kosovo en Macédoine occidentale. Mais cette tentative semble difficilement réalisable à cause du très petit nombre d'intellectuels dont dispose ce groupe restreint. Cette situation complexe peut être suivie à travers les pages du journal musulman local, paraissant en macédonien, en albanais et en turc, intitulé el-Hilal / HÎna e re/ Mlada meseËina ("Le croissant").

Au Kosovo, l'explosion du nationalisme albanais masque les possibilités d'analyser l'importance réelle de la religion musulmane au sein de la population albanaise (côté mosquée et côté confréries mystiques). La tendance générale de ce groupe peut être résumée en trois points : a) manifestation extrêmement forte d'un nationalisme albanais plutôt laïc, mais dans lequel la fibre musulmane n'est pas forcément absente, b) boycottage plus ou moins complet de l'Etat yougoslave et de ses institutions, c) volonté - on ne peut plus clairement exprimée - de séparatisme.

C'est évidemment la situation des musulmans de Bosnie-Herzégovine qui est devenue la plus tragique. Les premières élections libres depuis la Seconde guerre mondiale ont vu d'abord la déroute absolue du Parti communiste local et la victoire du fraîchement créé parti politique musulman qui regroupait à cette occasion en une "union sacrée" toutes les tendances existantes. Peu de temps plus tard, ce parti politique musulman a éclaté en plusieurs fractions dont les trois principales branches pouvaient être qualifiées de "religieuse", "laïque" et "gauchisante" (celle-ci regroupant les communistes, les marxistes et les pseudo-marxistes). Mais très rapidement ce dernier groupe a sombré, corps et ,me, ne laissant sur place que les deux autres branches qui se sont affronté de plus en plus ouvertement au cours de nombreux meetings de leurs adhérents respectifs et à travers leurs organes de presse. La situation était loin d'être claire aussi bien quant à la distribution des postes-clés, que quant aux options à brève et à longue échéance du nouveau gouvernement, et à ses véritables tendances, lorsque la guerre civile yougoslave s'est propagée sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine.

Cette guerre civile a été déclenchée d'une part par les orthodoxes (donc les Serbes) et les catholiques (donc les Croates) de Bosnie-Herzégovine, qui refusaient à tout prix de devoir vivre un jour dans un pays qui allait devenir, estimaient-ils à tort ou à raison, une République islamique. Elle a été déclenchée d'autre part par une "armée populaire", ainsi que par diverses polices et milices caractéristiques des ex-pays de l'Est, surabondamment armées et équipées, depuis une quarantaine d'années, en vue de la défense du régime titiste face à une éventuelle attaque soviétique. Au moment de l'écroulement du monde communiste, celles-ci ont su entraîner derrière elles, dans des camps opposés, les divers nationalismes, tous à dominante, pour ne pas dire à base religieuse, que le régime précédent avait su utiliser pour ses propres besoins. Cette guerre civile s'est donc transformée très rapidement en une guerre ethnique et religieuse.

Cela a conduit à un désastre général pour l'ensemble des populations de la région, dont les conséquences se ressentiront pendant des décennies. En ce qui concerne les musulmans, la situation religieuse est maintenant plus que jamais inextricablement liée à leur identité nationale, amalgame sur lequel jouent les dirigeants actuels. Ceci ne présage rien de bon pour les musulmans laïcs, dont le nombre était auparavant relativement important. On peut suivre l'évolution générale des événements à travers tout un lot de journaux politiques et religieux de Bosnie-Herzégovine, où la propagande tient une grande place. A tout cela s'ajoute l'énorme intérêt du monde musulman extérieur pour cette partie d'Europe et la présence militaire de divers pays occidentaux, qui, après avoir commis plus d'une erreur sur le plan politique, s'enlisent maintenant dans un bourbier dont ils auront du mal à sortir. Le futur de la population musulmane de Bosnie-Herzégovine après leur départ reste une interrogation.

Conclusion

Pour essayer de comprendre globalement o en sont les musulmans des Balkans depuis la chute du mur de Berlin, on doit avoir présents ¦ l'esprit les points suivants.

1. On a assisté, dans cinq des six pays de cette zone, et cela de façons éminemment spectaculaire, à un écroulement de toutes les structures mises en place pendant la période de "soviétisation", et périodiquement "raccommodées" au nom d'innombrables réformes qui essayaient continuellement de masquer l'essentiel, à savoir la faillite économique et morale des régimes communistes locaux. L'éclatement de ces régimes a mis fin également à une présentation fausse, imposée d'en haut, de la situation des diverses communautés musulmanes balkaniques, y compris à elles-mêmes. Il s'ensuit aujourd'hui, dans la plupart de celles-ci, une période de confusion, notamment sur le plan identitaire (religieux, ethnique, voire "national"). Cette période de chaos durera très certainement longtemps, du fait que cette situation est aggravée partout par un désastre économique sans précédent.

2. Il en résulte maintenant une multiplicité de discours provenant de divers groupes de musulmans, selon les pays, les groupes ethniques ou régionaux. Le passé et le présent sont réinterprétés à travers un grand nombre de publications (journaux et revues). Dans ces discours, le dénominateur commun est la dénonciation des mauvaises conditions d'existence non seulement au cours de la période communiste, mais aussi pendant les périodes précédentes, au sein des Etats-nations dont les musulmans ne partageaient pas l'idéologie nationale (sauf dans le cas de l'Albanie). Ces nouvelles interprétations se font au nom d'un islam idéalisé, en gommant constamment les différences existantes dans le monde musulman extérieur (entre sunnites et chiites, entre mouvements réformistes et mouvements traditionalistes, etc.), et en cherchant à évacuer l'existence de l'intégrisme et du fondamentalisme musulman. D'autre part, dans ces interprétations on ne cherche pas à définir clairement la place possible de ces minorités religieuses dans la société balkanique de demain, où celles-ci sont pourtant appelées à vivre.

3. Pour ce qui est de la reconstruction des communautés musulmanes, elle se produit à des rythmes et selon des modes différents selon les cas. Cependant, partout, sauf en Bosnie-Herzégovine, le manque de cadres et de moyens financiers se fait sentir. Mais, le renouveau islamique étant suivi de près par le monde musulman extérieur, on constate que celui-ci s'immisce de plus en plus, à travers l'envoi de missionnaires, l'ouverture d'écoles religieuses et une aide financière pas toujours désintéressée. Là aussi, il y a multiplicité, car chacun des mouvements islamiques présents apporte sa politique, son idéologie et son islam.

4. On observe maintenant dans la société balkanique deux types de clivages, d'une part entre musulmans et non-musulmans, d'autre part entre les musulmans eux-mêmes. De fait, dans la plupart des cas, la cohabitation entre les communautés musulmanes et la population non-musulmane est difficile, à cause d'une hostilité mutuelle qui repose sur un contentieux ancien et extrêmement fort. Quant aux clivages entre musulmans, ils se manifestent d'un côté par une nette séparation des groupes ethniques, et de l'autre par une divergence entre musulmans religieux et musulmans laïcs. On peut dire donc que la chute du mur de Berlin a ouvert le chemin, pour ce qui est des musulmans, à une mobilisation politique au service des intérêts ethniques et religieux à la fois.

5. Quoiqu'il en soit, à moins de regrouper les populations musulmanes balkaniques dans des enclaves à part, pour créer des Etats musulmans à l'image de ce qui a été fait au Pakistan par exemple, partout (sauf en Albanie) ces communautés musulmanes des Balkans resteront des minorités religieuses vivant à l'intérieur d'Etats non-musulmans. Leurs dirigeants seront appelés donc, comme par le passé, à faire du marchandage avec les autorités de ces Etats "mécréants". Ce marchandage se soldera par des compromis plus ou moins satisfaisants pour les différents groupes en question, créant ainsi des germes de mécontentement et d'éventuelles frictions, suivant des fluctuations imprévisibles, oscillant entre l'intransigeance et la volonté de chercher des "arrangements" acceptables. Parallèlement, les jeunes musulmans locaux iront faire leurs études (ou "études"), religieuses et autres, à al-Azhar, en Arabie Saoudite, en Libye, en Iran et ailleurs ... Que récolteront-ils et que sémeront-ils à leur retour ? Nul ne le sait. Ce que nous savons cependant, c'est que la guerre civile, ethnique et religieuse, en Bosnie-Herzégovine, a envenimé pour très longtemps les relations entre les diverses populations en présence, et a créé une lourde tension entre les musulmans et les non-musulmans dans l'ensemble des Balkans. Et on voit mal, pour l'instant, quand et comment cette crise profonde et ses conséquences, pourraient être éliminées.

Alexandre.POPOVIC.

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